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Friedrich Nietzche

Eternel retour, Volonté de puissance, généalogie de la morale, ressentiment, surhomme (übermensch)

En 1865, il entre à l’université de Leipzig où il se consacre à la philologie, seul domaine qui l’intéresse quoiqu’il en sente de plus en plus les limites. C’est là qu’il reçoit sa vocation philosophique à travers la lecture enthousiaste de Schopenhauer. Cette lecture est pour lui un choc. Schopenhauer influencera beaucoup sa pensée avant qu’il ne s’en détache. Il lit Le monde comme volonté et comme représentation. Selon Schopenhauer, la réalité véritable de l’homme, sous les apparences, c’est la volonté (et non plus l’esprit, l’intelligence, la raison), force aveugle qui pousse tous les êtres vers des buts dont ils ne perçoivent pas le sens et qui, une fois atteints, laissent la place à d’autres, indéfiniment ; en d’autres termes, la réalité profonde de tous les phénomènes c’est le désir (instincts, pulsions) dont l’homme est animé inconsciemment. Vivre c’est vouloir, désirer. Mais cette volonté sans but, sans signification, fait de l’homme un jouet inconscient de ce qui le meut. Il faut donc s’efforcer de renoncer au désir, de nier la volonté. Nietzsche gardera l’idée du désir, de la volonté qui fait vivre mais, plus tard, il se détachera de Schopenhauer en affirmant que l’homme doit affirmer ses désirs sans nier la volonté, l’instinct, la vie.

Nietzsche lit aussi Lange (un kantien) puis Kant dont il retiendra la critique de la métaphysique dont les prétentions scientifiques lui semblent définitivement dépassées. La théologie lui apparaît aussi comme une illusion grossière. Il ne se détache pas de la philologie mais il veut lui donner une base philosophique.

L’éternel retour

C’est pendant l’été 1881, au cours d’une promenade près de Sils Maria « à 6000 pieds au-dessus de l’humanité » que Nietzsche éprouve l’expérience instantanée, atteint la certitude vécue de l’éternel retour. C’est alors que surgit à côté de lui son double, Zarathoustra. Dans Le Gai Savoir (1881-1882) se précisent les intuitions qui constitueront les thèmes centraux de sa philosophie.

« Il dit : ‘Comment ? était-ce là la vie ? Allons ! Recommençons encore une fois !' »
(…)
« Je reviendrai, avec ce soleil et cette terre, avec cet aigle et ce serpent, — non pour une vie nouvelle, ou une meilleure vie, ou une vie ressemblante ;
— à jamais je reviendrai pour cette même et identique vie, dans le plus grand et aussi bien le plus petit, pour à nouveau de toutes choses enseigner le retour éternel »

Ainsi parlait Zarathoustra

Eternel retour (stoïciens)

Volonté de puissance

Volonté de puissance est la traduction devenue usuelle de l’expression allemande Wille zur Macht. Cette expression forgée par Nietzsche signifie littéralement « volonté vers la puissance », ce que met en évidence l’utilisation du datif allemand pour exprimer une tension interne dans l’idée même de volonté. En effet, il ne s’agit pas de vouloir la puissance comme si, dans une conception psychologisante, la puissance était un objet posé à l’extérieur de la volonté. Nietzsche écarte ce sens traditionnel de la notion de volonté, et lui substitue l’idée qu’il y a quelque chose dans la volonté qui affirme sa puissance. Dans cette idée, la volonté de puissance désigne un impératif interne d’accroissement de puissance, une loi intime de la volonté exprimée par l’expression « être plus » : cet impératif pose alors une alternative pour la Volonté de puissance, devenir plus ou dépérir.

Pour toute réalité, être « volonté de puissance », c’est ne jamais pouvoir être identique à soi et être toujours porté au-delà de « soi ». Ce devenir plus, cette manière de devoir toujours aller au-delà de soi, n’est cependant pas arbitraire, mais se produit selon une orientation, que Nietzsche nomme structure, et qui est donc une structure de croissance qui définit et fait comprendre comment une réalité devient ; c’est cette structure qui est sa réalité agissante, individuelle, qui est sa volonté de puissance :

« Le nom précis pour cette réalité serait la volonté de puissance ainsi désigné d’après sa structure interne et non à partir de sa nature protéiforme, insaisissable, fluide. »

Par-delà bien et mal

Ce mouvement se conçoit pour Nietzsche comme une exigence d’assimilation, de victoires contre des résistances : cette idée introduit l’idée de « force ». La volonté de puissance est ainsi constituée de forces dont elle est la structure. La Volonté de puissance s’accroît ainsi par l’adversité des forces dont elle est constituée, ou décroît en cherchant cependant toujours d’autres moyens de s’affirmer.

« La vie […] tend à la sensation d’un maximum de puissance ; elle est essentiellement l’effort vers plus de puissance ; sa réalité la plus profonde, la plus intime, c’est ce vouloir. »

Aurore. Pensées sur les préjugés moraux.

« La volonté de puissance ne peut se manifester qu’au contact de résistances ; elle recherche ce qui lui résiste. »

Par la volonté de puissance, Nietzsche s’oppose à la tradition philosophique depuis Platon, tradition dans laquelle on trouve deux manières de saisir l’essence du vivant : le conatus, chez Spinoza (le fait de « persévérer dans l’être ») et le vouloir-vivre chez Schopenhauer. Mais chez Nietzsche, vivre n’est en aucune façon une conservation, au contraire, pour lui, se conserver c’est s’affaiblir dans le nihilisme, seul le dépassement de soi (Selbst-Überwindung) de la puissance par la volonté et de la volonté par la puissance est essentiel à la vie et donne son sens à la volonté de puissance.

« Les physiologistes devraient réfléchir avant de poser que, chez tout être organique, l’instinct de conservation constitue l’instinct cardinal. Un être vivant veut avant tout déployer sa force. La vie même est volonté de puissance, et l’instinct de conservation n’en est qu’une conséquence indirecte et des plus fréquentes »

Par delà bien et mal

conatus (Spinoza)

Nietzsche s’oppose également, par cette notion de Volonté de puissance, aux philosophies faisant du bonheur le Bien Suprême, et de sa recherche le but de toute vie, et notamment aux philosophies eudémonistes antiques comme l’épicurisme – qui ne parvenaient pas à expliquer la persistance du mal – en tête. Cette position se retrouve notamment dans cette déclaration :

« Il n’est pas vrai que l’homme recherche le plaisir et fuit la douleur : on comprend à quel préjugé illustre je romps ici (…). Le plaisir et la douleur sont des conséquences, des phénomènes concomitants ; ce que veut l’homme, ce que veut la moindre parcelle d’un organisme vivant, c’est un accroissement de puissance. Dans l’effort qu’il fait pour le réaliser, le plaisir et la douleur se succèdent ; à cause de cette volonté, il cherche la résistance, il a besoin de quelque chose qui s’oppose à lui… »

« Ma volonté survient toujours en libératrice et messagère de joie. Vouloir affranchit : telle est la vraie doctrine de la volonté et de la liberté […]. Volonté, c’est ainsi que s’appellent le libérateur et le messager de joie […] que le vouloir devienne non-vouloir, pourtant mes frères vous connaissez cette fable de folie ! Je vous ai conduits loin de ces chansons lorsque je vous ai enseigné : la volonté est créatrice. »

Surhomme, übermensch

Le surhomme (übermensch, au-delà de l’humain) évoque le pas en avant que l’humanité doit accomplir à partir du moment où elle s’est débarrassée de l’idée de Dieu (le sens du ciel) pour le sens de la terre.

« Je vous enseigne le surhomme. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ? Le surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le surhomme soit le sens de la terre. »

Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue

Lucrèce

Réalité et apparence

« Je ne pose donc pas « l’apparence » en opposition à la « réalité », au contraire, je considère que l’apparence, c’est la réalité. »

« Nous avons aboli le monde vrai : quel monde restait-il ? Peut-être celui de l’apparence ?… Mais non ! En même temps que le monde vrai, nous avons aussi aboli le monde des apparences ! »

« La « réalité » réside dans le retour constant de choses égales, connues, apparentées, dans leur caractère logicisable, dans la croyance qu’ici nous calculons et pouvons supputer. »

La réalité qui nous est « donnée » est déjà un résultat qui n’apparaît que par une perspective, structure de la volonté de puissance que nous sommes. La pensée de Nietzsche est donc une pensée de la réalité comme interprétation, reposant sur une thèse sensualiste, tout ceci supposant que toute interprétation n’existe qu’en tant que perspective. À partir de cette thèse perspectiviste, la question qui se pose à Nietzsche (comme elle s’était posée à Protagoras, cf. le dialogue de Platon) est de savoir si toutes les perspectives (ou interprétations) se valent. La généalogie vient répondre à cette question.

Généalogie de la morale

En réfutant le primat de la conscience, Nietzsche est amené à développer une psychologie des profondeurs (dont tout le premier chapitre de Par-delà bien et mal est un exemple) qui met au premier plan la lutte ou l’association des instincts, des pulsions et des affects, la conscience n’étant qu’une perception tardive des effets de ces jeux de forces infra conscients. Ce que Nietzsche nomme « généalogie » sera alors la recherche régressive partant d’une interprétation (par exemple, l’interprétation morale du monde) pour remonter à sa source de production, i.e. au pathos fondamental qui la rend nécessaire.

« Je me suis rendu compte peu à peu de ce que fut jusqu’à présent toute grande philosophie : la confession de son auteur, une sorte de mémoires involontaires et insensibles ; et je me suis aperçu aussi que les intentions morales ou immorales formaient, dans toute philosophie, le véritable germe vital d’où chaque fois la plante entière est éclose. On ferait bien en effet (et ce serait même raisonnable) de se demander, pour l’élucidation de ce problème : comment se sont formées les affirmations métaphysiques les plus lointaines d’un philosophe ? — on ferait bien, dis-je, de se demander à quelle morale veut-on en venir ? »

Par delà bien et mal

Les jugements métaphysiques, moraux, esthétiques, deviennent ainsi des symptômes de besoins, d’instincts, d’affects le plus souvent refoulés par la conscience morale, pour lesquels la morale est un masque, une déformation de l’appréciation de soi et de l’existence. In fine, cela revient à faire reposer l’analyse sur la détermination de la Volonté de puissance d’un type. À ce titre, l’individu n’est pas examiné par Nietzsche pour lui-même, mais en tant qu’expression d’un système hiérarchisé de valeurs.

Nietzsche distingue typologiquement plusieurs types de jugements moraux en fonction des situations sociales possibles (guerriers, prêtres, esclaves, etc.) : « Si la transformation du concept politique de la prééminence en un concept psychologique est la règle, ce n’est point par une exception à cette règle (quoique toute règle donne lieu à des exceptions) que la caste la plus haute forme en même temps la caste sacerdotale et que par conséquent elle préfère, pour sa désignation générale, un titre qui rappelle ses fonctions spéciales. C’est là que par exemple le contraste entre « pur » et « impur » sert pour la première fois à la distinction des castes ; et là encore se développe plus tard une différence entre « bon » et « mauvais » dans un sens qui n’est plus limité à la caste. »

La morale des faibles

La morale des faibles se caractérise par son ressentiment ; Nietzsche en décrit ainsi le mécanisme psychologique :

« Lorsque les opprimés, les écrasés, les asservis, sous l’empire de la ruse vindicative de l’impuissance, se mettent à dire : « Soyons le contraire des méchants, c’est-à-dire bons ! Est bon quiconque ne fait violence à personne, quiconque n’offense, ni n’attaque, n’use pas de représailles et laisse à Dieu le soin de la vengeance, quiconque se tient caché comme nous, évite la rencontre du mal et du reste attend peu de chose de la vie, comme nous, les patients, les humbles et les justes. » – Tout cela veut dire en somme, à l’écouter froidement et sans parti pris : « Nous, les faibles, nous sommes décidément faibles ; nous ferons donc bien de ne rien faire de tout ce pour quoi nous ne sommes pas assez forts. » – Mais cette constatation amère, cette prudence de qualité très inférieure que possède même l’insecte (qui, en cas de grand danger, fait le mort, pour ne rien faire de trop), grâce à ce faux monnayage, à cette impuissante duperie de soi, a pris les dehors pompeux de la vertu qui sait attendre, qui renonce et qui se tait, comme si la faiblesse même du faible – c’est-à-dire son essence, son activité, toute sa réalité unique, inévitable et indélébile – était un accomplissement libre, quelque chose de volontairement choisi, un acte de mérite. Cette espèce d’homme a un besoin de foi au « sujet » neutre, doué du libre arbitre, et cela par un instinct de conservation personnelle, d’affirmation de soi, par quoi tout mensonge cherche d’ordinaire à se justifier. »

Généalogie de la morale

La morale des faibles est donc l’expression de ce ressentiment : le ressentiment est l’affect d’une volonté vaincue qui cherche à se venger, c’est-à-dire qu’il est le symptôme d’une vie décroissante, qui ne s’est pas épanouie. Cette vengeance s’exprimera par des valeurs créées pour lutter contre les forts, en dévalorisant leur puissance (le fort devient le méchant par opposition au bon). Ainsi, selon Nietzsche, la pitié, l’altruisme, toutes les valeurs humanitaires, sont en fait des valeurs par lesquelles on se nie soi-même pour se donner l’apparence de la bonté morale et se persuader de sa supériorité ; mais sous ces valeurs illusoires fermente une haine impuissante qui se cherche un moyen de vengeance et de domination. Le christianisme, l’anarchisme, le socialisme, etc. sont des exemples de morales du ressentiment.

« La révolte des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment lui-même devient créateur et enfante des valeurs : le ressentiment de ces êtres, à qui la vraie réaction, celle de l’action, est interdite et qui ne trouvent de compensation que dans une vengeance imaginaire. Tandis que toute morale aristocratique naît d’une triomphale affirmation d’elle-même, la morale des esclaves oppose dès l’abord un « non » à ce qui ne fait pas partie d’elle-même, à ce qui est « différent » d’elle, à ce qui est son « non-moi » : et ce non est son acte créateur. Ce renversement du coup d’œil appréciateur – ce point de vue nécessairement inspiré du monde extérieur au lieu de reposer sur soi-même – appartient en propre au ressentiment : la morale des esclaves a toujours et avant tout besoin, pour prendre naissance, d’un monde opposé et extérieur : il lui faut, pour parler physiologiquement, des stimulants extérieurs pour agir ; son action est foncièrement une réaction.« 

Généalogie de la morale

La morale des forts

En sens contraire, la morale des forts exalte la puissance, c’est-à-dire l’égoïsme, ou plaisir d’être soi, la fierté, l’activité libre et heureuse. Ces valeurs sont essentiellement le résultat d’une spiritualisation de l’animalité qui peut alors s’épanouir heureusement. Ainsi en Grèce la sexualité est-elle exprimée dans les cultes de Dionysos et dans l’art ; chez Platon, le désir de savoir est la conséquence d’une spiritualisation de l’instinct de reproduction.

On ne doit pas cependant ignorer que les forts, dans l’histoire, sont tout d’abord des hommes violents, mais cette violence n’est pas d’une même sorte que la violence du faible, qui lui aussi veut la puissance, mais par d’autres moyens. La violence du fort est spontanée et sans arrière-pensées, elle n’est pas vindicative, tandis que la violence du faible est calculée, et c’est une violence au service du ressentiment, i.e. de la haine. Bien que la force ne soit pas chez Nietzsche nécessairement exprimée par la violence, et, qu’en outre, la spiritualisation des instincts les plus agressifs soit la forme la plus haute de la culture, il reste que la « spontanéité » du fort est en premier lieu particulièrement cruelle, quelle que soit la civilisation considérée :

« Cette « audace » des races nobles, audace folle, absurde, spontanée ; la nature même de leurs entreprises, imprévues et invraisemblables – Périclès célèbre surtout la ῥαθυμία des Athéniens – ; leur indifférence et leur mépris pour toutes sécurités du corps, pour la vie, le bien-être ; la gaieté terrible et la joie profonde qu’ils goûtent à toute destruction, à toutes les voluptés de la victoire et de la cruauté : – tout cela se résumait pour ceux qui en étaient les victimes, dans l’image du « barbare », de « l’ennemi méchant », de quelque chose comme le « Vandale ». »

Cette violence n’est pas une fin en soi, mais est le socle de l’élévation humaine, sans lequel l’homme se renie et se mutile en tant qu’animal. L’ensemble des instincts qui font voir la proximité de l’homme avec la bête doit être, pour Nietzsche, spiritualisé, car cette spiritualisation est une augmentation de la volonté de puissance, par exemple dans la création artistique. Ainsi, lorsqu’il examine le processus d’élévation du fort, Nietzsche, qui a souligné la barbarie première de ce fort, ne met pas en avant la force physique, mais bien l’âme. Et, dans Ainsi parlait Zarathoustra, il s’adresse ainsi aux hommes violents :

« Le beau est imprenable pour toute volonté violente. […]
Et je n’exige la beauté de personne comme de toi, homme violent : que ta bonté soit la dernière de tes victoires sur toi-même. […]
Car ceci est le secret de l’âme : c’est seulement quand le héros l’a quittée que s’approche d’elle en silence — le surhéros. »

La violence du faible est en revanche pour Nietzsche problématique, si elle domine : c’est une violence cruelle, une violence pour la vengeance, et elle ne se laisse pas facilement convertir en activités créatrices, mais se transforme plus aisément en systèmes de cruauté, i.e. en religions ou en morales visant à abattre l’existence même de ce qui est différent.

Il faut alors souligner l’importance de cette opposition des deux morales qui structurent l’histoire de l’Occident : tout ce qui est fort a créé ce qui est bon, la philosophie et l’art grecs, ce qui est faible a créé la religion monothéiste et son système de répression de la force qui est encore le nôtre aujourd’hui. La question qui se pose à Nietzsche est donc de savoir comment un tel système a pu se développer à partir du ressentiment et de l’intériorisation de la volonté de puissance.

L’intériorisation

L’impossibilité pour les castes soumises à une discipline sévère et pour les peuples soumis d’extérioriser librement leurs forces ne fait pas disparaître ces forces. Nous trouvons dans le second cas l’origine du ressentiment des valeurs morales. Nietzsche met ici au jour un phénomène « prémoral » qui consiste au retournement des forces vers l’intérieur : intériorisation qui va permettre le développement de l’âme et l’approfondissement de la psyché humaine en une variété de types inconnus jusqu’alors.

Les pulsions naturelles de conquête, opprimées par des facteurs extérieurs (État, éducation…) se retournent contre l’individu opprimé, en lui-même, créant un malaise, dont l’origine lui reste inconnue, qu’il va rationaliser en termes de faute, mauvaise conscience et culpabilité.

L’invention de la culpabilité

Dans le cas du ressentiment des faibles, l’intériorisation, qui est une cause de souffrances morales et physiques, va trouver dans le christianisme une interprétation en tant que péché. L’invention du prêtre chrétien est la réinterprétation de la souffrance en tant que culpabilité de celui qui souffre : alors que la faute était rejetée sur le méchant, c’est maintenant pour ses propres fautes que le faible souffre.

L’interprétation religieuse de l’existence permet à Nietzsche de dégager deux attitudes fondamentales face à la souffrance, qu’il résume par la formule : Dionysos contre le Crucifié. La première attitude consiste à percevoir la souffrance comme un stimulant pour la vie ; la tragédie grecque en est un exemple. La seconde attitude consiste à se replier sur soi, à réagir, en sorte que l’on ne puisse plus agir. De ce fait, l’interprétation de la souffrance est ainsi en même temps une évaluation de la réalité.

Nihilisme

« Il y eut des moralistes conséquents avec eux-même : ils voulaient l’homme différent, à savoir vertueux, ils le voulaient à leur image, à savoir cagot ; c’est pour cela qu’ils niaient le monde. »

« La morale, dans la mesure où elle condamne dans l’absolu, et non au regard de la vie, par égard pour la vie, ou en regard des intentions de la vie, est une erreur intrinsèque. »

Le Crépuscule des idoles

Nietzsche constate que le platonisme, relayé par le christianisme, a condamné la volonté de puissance qui est en définitive une volonté de vivre, de croître, de se dépenser en prodigalité. Le christianisme a opéré une inversion des valeurs en instaurant, en favorisant, en sanctifiant tout ce qui, selon Nietzsche, se ligue contre les forces de vie : avant tout par l’invention de la vérité (un arrière monde, le ciel) au mépris du réel (la terre, le corps, les phénomènes) c’est-à-dire l’idéal contre le sensible. En instaurant moult valeurs mortifères comme : La culpabilité, la honte, « la condamnation de la sexualité, l’obéissance aux prêtres », la pitié, la faiblesse, l’égalité, etc., toutes ces morales du renoncement, qui empêchent la puissance de l’homme de se déployer, de se réaliser. En plaçant la morale des faibles (c’est-à-dire des chrétiens, « esclaves » mus par le ressentiment), contre les valeurs des forts (« maîtres » ou « aristocrates » – au sens étymologique du terme : le gouvernement des meilleurs).

Une généalogie de la morale permet d’interroger la valeur des valeurs occidentales comme la vérité, la justice, l’absolu, etc., de remonter à leur sources platoniciennes, d’éprouver leur socle et de déceler les fins, conscientes ou inconscientes, qu’elles se posent afin de les renverser pour les « remettre à l’endroit ». Se demander, par exemple, pourquoi l’homme ne s’est-il pas contenté des notions de « nuisible » et d' »utile » ; pourquoi a-t-il fallu qu’il s’embarrasse de surcroit des notions de « bien » et de « mal » ?

Nietzsche énonce trois réquisits essentiels qui permettent de déterminer l’expression de réévaluation des valeurs ::

  • l’abandon de la responsabilité (d’une causalité volontaire) : tout est innocent ;
  • l’abandon de toute cause première (et de l’idée de Dieu) : il n’y a pas d’être, le monde n’a pas de sens ultime ;
  • l’abandon de l’unité interprétée du monde (sensible ou spirituelle) : l’univers est en devenir.

« La question du nihilisme « à quoi bon ? » part de l’usage qui fut courant jusqu’ici, grâce auquel le but semblait fixé, donné, exigé du dehors – c’est-à-dire par une quelconque autorité supra-humaine. Lorsque l’on eut désappris de croire en celle-ci, on chercha, selon un ancien usage, une autre autorité qui sût parler un langage absolu et commander des fins et des tâches. L’autorité de la conscience est maintenant en première ligne un dédommagement pour l’autorité personnelle (plus la morale est émancipée de la théologie, plus elle devient impérieuse). Ou bien c’est l’autorité de la raison. Ou l’instinct social (le troupeau). Ou encore l’histoire avec son esprit immanent, qui possède son but en elle et à qui l’on peut s’abandonner. »

La Volonté de puissance

Nietzsche distingue deux types de nihilisme :

« Le nihilisme, une condition normale. Nihilisme : le but fait défaut ; la réponse à la question « pourquoi ? » – Que signifie le nihilisme ? Que les valeurs supérieures se déprécient. Il peut être un signe de force, la vigueur de l’esprit peut s’être accrue au point que les fins que celui-ci voulut atteindre jusqu’à présent (« convictions », « articles de foi ») paraissent impropres car une foi exprime généralement la nécessité de conditions d’existence, une soumission à l’autorité d’un ordre de choses qui fait prospérer et croître un être, lui fait acquérir de la force… ; d’autre part le signe d’une force insuffisante à s’ériger un but, une raison d’être, une foi. Il atteint le maximum de sa force relative comme force violente de destruction : comme nihilisme actif. Son opposé pourrait être le nihilisme fatigué qui n’attaque plus : sa forme la plus célèbre est le bouddhisme, qui est un nihilisme passif, avec des signes de faiblesse ; l’activité de l’esprit peut être fatiguée, épuisée, en sorte que les fins et les valeurs préconisées jusqu’à présent paraissent impropres et ne trouvent plus créance, en sorte que la synthèse des valeurs et des fins (sur quoi repose toute culture solide) se décompose et que les différentes valeurs se font la guerre : une désagrégation… ; alors tout ce qui soulage, guérit, tranquillise, engourdit, vient au premier plan, sous des travestissements divers, religieux ou moraux, politiques ou esthétiques, etc. Le nihilisme représente un état pathologique intermédiaire (- pathologique est l’énorme généralisation, la conclusion qui n’aboutit à aucun sens -) : soit que les forces productrices ne soient pas encore assez solides, – soit que la décadence hésite encore et qu’elle n’ait pas encore inventé ses moyens. »

Lorsque le nihilisme consiste à dévaluer le monde naturel au nom d’un monde suprasensible, Nietzsche parle d’un nihilisme des faibles : le monde ne devrait pas exister pour le faible qui n’est pas capable de maîtriser les choses, de mettre un sens dans le monde. Le monde est pour lui une souffrance : il se sent supérieur à lui, et, partant, étranger au devenir. Ce nihilisme s’exprime par exemple dans le pessimisme, mais, essentiellement, il est d’origine morale, car les valeurs morales entrent en conflit avec le monde que nous vivons. C’est un nihilisme inconséquent, car il devrait logiquement aboutir à la suppression de soi : si la morale et le monde se contredisent, il faut en effet soit détruire la morale ancienne (mais pas toute morale : Nietzsche est immoraliste et non a-moraliste), soit se détruire soi-même :

« Voici venir la contradiction entre le monde que nous vénérons et le monde que nous vivons, que nous sommes. Il nous reste, soit à supprimer notre vénération, soit à nous supprimer nous-mêmes. Le second cas est le nihilisme. »

En sens contraire, le nihilisme des forts est une sorte de mue : des valeurs sont abandonnées et d’autres sont adoptées. La volonté du fort n’est pas abattue par l’absurde, mais invente de nouvelles valeurs à sa mesure. Ainsi, le dépassement du nihilisme, à travers la pensée de l’éternel retour, est-il nommé transvaluation des valeurs. Ce nihilisme conduit alors au surhomme, qui est celui qui approuve entièrement le monde du devenir, son caractère changeant et incertain : on peut dire que le surhomme est ce monde, il le vit.

De ce second sens, il est possible d’extraire encore un autre sens, réservé à l’élite des esprits libres : le nihilisme de la pensée, la négation absolue de l’être, négation qui devient selon Nietzsche la manière la plus divine de penser. Selon cette pensée, il n’y a pas du tout de vérité ; nos pensées sont alors nécessairement fausses.

Décadence
On peut qualifier de décadent un être qui choisit ce qui le détruit en croyant choisir quelque chose qui accroîtrait sa puissance. Mais la décadence est loin d’être un état définitif ; au contraire, selon Nietzsche, tout être, fort ou faible, a des périodes de décadences. La décadence est ainsi un phénomène naturel et n’est pas utilisé comme condamnation morale.

L’avènement du nihilisme, et la possible décadence des sociétés modernes, mettent en jeu l’avenir de l’Europe (et non des nations, encore moins des « races »), et impliquent de ce fait une réflexion approfondie sur la civilisation moderne, en particulier dans le domaine de la politique et de la législation, le but de Nietzsche étant de comprendre les moyens de rendre possible une nouvelle civilisation qui rompe avec les anciennes valeurs de l’Occident, ainsi qu’avec ses valeurs les plus douteuses, telles que les particularismes nationaux de l’époque.

« Quelle ne sera pas la répugnance des générations futures quand elles auront à s’occuper de l’héritage de cette période où ce n’étaient pas les hommes vivants qui gouvernaient, mais des semblants d’hommes, interprètes de l’opinion. »

Schopenhauer éducateur

Démocratie

Le type démocratique est analysé par Nietzsche de la même manière qu’il analyse, selon la méthode généalogique, tous les autres types : en cherchant la structure des instincts de ce type, et les jugements de valeur, ou goût, qui en découlent. Le trait typique du goût démocratique est l’égalitarisme, qui peut être aussi appelé ressentiment contre la grandeur, qui lutte contre tout ce qui veut s’élever, et considère que personne n’est mieux qu’un autre. L’égalitarisme moderne ne peut ainsi, selon Nietzsche, permettre une haute culture de l’esprit et entretient la solidarité du ressentiment des incultes. La démocratie, telle que Nietzsche la conçoit, est cette idéologie du troupeau qui cherche la sécurité et le bien-être, aux dépens de la supériorité intellectuelle, en lui faisant la guerre, en se faisant l’ennemi de tout génie : d’où la critique de l’éducation démocratique moderne qui entrave le développement intellectuel et ne produit que des individus à demi cultivés, grossiers voire barbares.

Jugeant que le nivellement de l’humanité par l’égalitarisme est inévitable, Nietzsche conçoit l’idée que l’Europe devra nécessairement se fédérer en détruisant les nationalismes et s’unifier économiquement, et que l’humanité sera un jour gérée au niveau mondial (ce qu’il appelle la domination à venir de la Terre) :

« Le résultat pratique de cette démocratisation qui va toujours en augmentant, sera en premier lieu la création d’une union des peuples européens, où chaque pays délimité selon des opportunités géographiques, occupera la situation d’un canton et possédera ses droits particuliers : on tiendra alors très peu compte des souvenirs historiques des peuples, tels qu’ils ont existé jusqu’à présent, parce que le sens de piété qui entoure ces souvenirs sera peu à peu déraciné de fond en comble, sous le règne du principe démocratique, avide d’innovations et d’expériences. »

Tout cela va dans le sens d’une homogénéisation des sociétés humaines, d’une « médiocrisation » sociale et culturelle généralisée. Ceci équivaut pour lui à la création d’un citoyen moyen, sans qualité, formant un troupeau suivant des vertus d’obéissance à l’ordre social, quasi-esclaves, satisfaits toutefois de leur condition (qu’ils ont voulue). Cette socialisation de l’homme (le grégarisme planétaire) revient à bâtir une infrastructur d’où pourront surgir de nouvelles classes dominantes, et ce nivellement recèle donc une nouvelle possibilité de hiérarchie.

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