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Les fondements de la violence

Tableau : Le Massacre des innocents, Léon Cogniet

Les fondements de la violence
Françoise Héritier – Montpellier, juin 2013.

« Les sociétés démocratiques condamnent ouvertement la violence au profit du droit, de la négociation ou de l’amitié, mais comme l’exprime remarquablement Emmanuel Terray dans En Substances, on ne peut prétendre que l’opposition violence / non-violence recouvre celle entre le mal et le bien. En effet — comme Pascal l’a montré dans la XIIe Provinciale, « la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre ». Si la vérité doit triompher de la violence, c’est qu’elle aura su utiliser une certaine violence à son profit, car si la vérité ne peut contredire la vérité, une violence peut venir à bout d’une autre.
[…]
De la même manière, la vérité est aussi une contrainte, car par son évidence même elle contraint l’esprit. Une démocratie est fondée sur la pluralité des opinions et le jeu de l’argumentation alors qu’il ne peut y avoir pluralité de vérités. Devant la vérité, d’ordre logique ou mathématique, il n’y a pas de choix sauf « à s’abolir… en tant qu’être raisonnable ». On peut donc dire que la vérité réduit le champ de la liberté alors que paradoxalement la foi, la croyance, se présente comme un combat de l’esprit pour conquérir une liberté individuelle. La vérité s’impose à tous, quelles que soient les singularités individuelles, comme le discours, de langage et de raison, qui permet de fonder l’union, de cimenter une communauté qui excède les limites de la consanguinité, même s’il ne s’agit plus dans ce cas de la vérité logicomathématique, mais de celle qu’impose la référence collective. Il s’ensuit que si un discours universaliste rassemble malgré les différences, et fonde l’existence de la communauté où l’individu s’efface, alors, s’il veut affirmer sa singularité, l’individu ne peut le faire qu’en s’opposant au discours dominant par la violence de son comportement. Pour le philosophe Eric Weil, l’individu, en tant que volonté d’affirmation concrète, est nécessairement violent et déraisonnable. Ce point souligne une contradiction essentielle des sociétés contemporaines qui à la fois exaltent l’individualisme et interdisent la violence.
Quel que soit donc le départ du raisonnement, il apparaît que pour l’homme la sociabilité tout comme la recherche de vérité sont porteuses de contraintes, donc de violence, et que symétriquement, l’affirmation individuelle comme être pensant et autonome, implique par réaction une forme de violence de même nature, fondée sur la force. D’autres mots-clés sont ainsi apparus : droit, vérité, sociabilité, communauté, individu, justice, désignant des réalités qui peuvent être antithétiques.
De ce qui précède, il m’apparaît que, contrairement aux affirmations pessimistes sur un état pulsionnel de violence consubstantiel à l’être humain, il est plus sage de considérer la violence comme réaction à l’état de sociabilité chez un être pensant, pris dans les contradictions inhérentes à sa double conscience d’individu et d’être social.
Pour Claude Lévi-Strauss, sociabilité et violence sont intrinsèquement liées. Dans L’apologue des amibes, il précise que « loin de nier ou d’ignorer la violence comme on me l’a souvent reproché, je la mets à l’origine de la vie sociale et l’assieds sur des fondations plus profondes » que ceux qui la font naître d’usages sociaux, tels le sacrifice ou le meurtre du bouc émissaire, qui en fait en présupposent l’existence.
Il donne l’exemple d’amibes, êtres monocellulaires qui, selon la situation extérieure en ressources alimentaires, vivent à l’état solitaire comme chasseurs, ou, en cas de disette, sous la forme d’un agrégat qui en fait un corps mobile doté d’organes fonctionnels, corps à même de partir à la recherche d’un meilleur habitat, modification qui se produit en raison de la production intense d’une substance qui les pousse à s’agréger mais qui est la même que celle que secrète leur gibier bactérien qui les pousse à chasser en solitaire. Cette substance sert à la fois les intérêts de l’agression et ceux de la construction d’une société. Il en conclut que le pas est aisément franchissable de la communication comme base de la sociabilité à la sociabilité comme limite inférieure de la prédation.
En quelque sorte, un appétit déréglé de communication conduit à la dévoration, idée exprimée par un disciple d’Epicure au IIIe siècle av. J.-C. : sans « les lois et ordonnances, les royautés ou les gouvernements des villes et cités5, nous vivrions une vie de bêtes sauvages et […] l’un mangerait l’autre, le premier qu’il rencontrerait ». La sociabilité est ainsi la base et la condition d’exercice de la violence, comme elle en constitue le frein.
[…]
Le sentiment d’appartenance, qui lie l’individu à une collectivité faite de consanguins mais aussi d’affins, l’attache également à la forte notion de territoire. Le territoire, ou l’itinéraire partagé comme chez les aborigènes d’Australie, est métaphoriquement un corps dans lequel se reconnaissent les individus qui l’occupent et dont il est une référence commune.
[…]
Au cœur de la problématique de l’identique et du différent, de la confiance et de la méfiance qui s’y adaptent en fonction des définitions du Soi et de l’Autre, nous trouvons un autre besoin élémentaire, qui prend plusieurs expressions, avec toujours l’ambivalence qui caractérise ces positions affectives : le besoin de conformité et celui d’être aimé et accepté. Il convient d’être semblable à ceux avec lesquels on postule une identité, ou de rendre semblable, grâce à des systèmes ou des instruments de modelage de soi, les individus de sa mouvance, à commencer par les enfants. Le besoin de rendre conforme à une image du Soi commence par le modelage du corps. Être semblable, ou se rendre semblable par l’appropriation des usages divers, est une nécessité vitale pour l’entrée dans un groupe ne serait-ce que dans une bande de quartier ou dans une classe de collège. Sur ce besoin se greffent aussi des expressions ambivalentes et antagonistes, qui concernent l’individu plus que
la règle sociale.
L’envie est une autre matrice puissante, qui a quelque rapport avec le besoin de conformité (le désir mimétique) et son envers : non seulement être comme son semblable, mais « avoir », posséder comme lui. La compétition et la dépossession de l’autre peuvent avoir lieu entre semblables, mais les exactions dont le moteur est l’envie ont lieu prioritairement et avec l’assentiment du groupe à l’égard des Autres étrangers. La sorte d’idéal égalitaire apparemment présent dans l’expression de cette émotion primaire qu’est l’envie se trouve naturellement en porte à faux avec la revendication d’identité par la conformité (être comme), car cette dernière n’est pas porteuse en soi de l’égalité comme un corollaire nécessaire, ainsi que l’enseignent certaines des observations du socle dur comme nous l’avons vu : en effet, les parents naissent avant les enfants, ils ont à les nourrir et à les rendre conformes. Les « cultes du cargo » des sociétés du Pacifique manifestent ainsi ce besoin d’arriver à être comme l’autre en possédant les mêmes choses que lui ; mais c’est une ambition toujours déçue puisque les richesses ne sont jamais données, n’arrivent jamais à destination et que l’autre a toujours l’antériorité pour lui.
A l’envie de jouir des mêmes biens qu’autrui s’oppose la jalousie à l’endroit de celui qui les possède, biens ou personnes. Aussi faut-il faire apparaître ici un autre besoin, affect ou émotion élémentaire, qui entraîne avec lui son contraire et son cortège de situations ambivalentes, c’est le besoin de protection sous deux alternatives : être protégé ou protéger ses proches, et au contraire agresser ou détruire, ou au mieux tenir à distance, ceux qui n’entrent pas dans cette catégorie du proche.
Le besoin de protéger n’est pas seulement l’expression d’une émotion altruiste, égalitaire, car il s’exprime en premier lieu dans le modèle hiérarchique du rapport parent/enfant. Le besoin de protection et de modelage se transforme aisément en nécessité de contrôle et de domination d’un côté, d’abandon à la volonté d’autrui de l’autre, ou à l’inverse en sentiment d’oppression et de révolte. Si la hiérarchie découle au premier chef de l’antériorité, elle se définit comme la puissance du fort (le parent) sur le faible (l’enfant). Elle est à l’origine des rapports contrastés du fort et du faible, du dominant et du dominé, du maître et de l’esclave, et de tous les pouvoirs.
Avec la domination, exercée sur les siens puis sur les autres eu égard à la complexification des rapports sociaux, prennent toute leur force deux affects très forts qui sont l’orgueil et le sentiment de puissance d’un côté, la honte, l’humiliation et le ressentiment de l’autre, à l’origine de toutes les insoumissions, résistances et révoltes, sentiments dont la forte ambivalence saute aux yeux dans les conflits contemporains. Le dernier affect qu’il semble nécessaire et juste de désigner comme affect ou besoin élémentaire est à la fois une dérivée des précédents mais aussi la condition nécessaire à leur exercice : c’est le sentiment profond du juste et de l’injuste, qui va de pair avec la conscience de soi et de sa dignité. Le sentiment du juste et de l’injuste a un certain nombre de corollaires en rapport avec la libre disposition de soi et la maîtrise plus ou moins grande de ses actes et de son destin. Celle-ci n’est pas égale pour tous au sein du groupe de l’entre-soi et varie en fonction des restrictions apportées à la définition de la personne. Un de ces corollaires est le besoin d’inviolabilité du corps, de l’esprit, et des lieux où s’inscrit l’individu ou le groupe des semblables, à savoir le territoire : la honte est liée au sentiment d’impuissance à faire respecter ces limites, c’est, nous
l’avons dit, une matrice émotionnelle extrêmement puissante qui ne se dénoue que par la révolte ou grâce à la justice enfin rendue. »

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