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Le grand sacrifice

Image : Boulevard des Italiens © Gérard Fromanger

L’Année Terrible
À qui la faute ?
Victor Hugo – juin 1871

Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?

– Oui.
J’ai mis le feu là.

– Mais c’est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.
Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d’œuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,
Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes ! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des jobs, debout sur l’horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur ;
Il luit ; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d’esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître
À mesure qu’il plonge en ton cœur plus avant,
Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur ; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l’homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C’est à toi comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un nœud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !

– Je ne sais pas lire.

La Voix du Poète
Analyse par Louis Chevaillier
Le 1 – mercredi 30 mars 2016

« Victor Hugo est à Bruxelles lorsque la Commune est défaite en mai 1871. Alors que les exécutions se multiplient, les Parisiens incendient leur ville. Ils visent les symboles de la nation et, dans un crime de lèse-civilisation, détruisent la Bibliothèque impériale du Louvre. Mais l’auteur des Misérables refuse de prendre parti. Lui qui, quelques mois plus tôt, a vécu de l’intérieur le siège de Paris par les Allemands, il s’oppose aux répressions sanglantes commises par les Versaillais, et propose même aux vaincus l’asile de son domicile belge. Dans À qui la faute ?, rédigé en juin, il dialogue avec les pyromanes. Contre la guerre civile, il chante le Progrès ; la liberté découle de l’avancée des connaissances en l’homme. Mais, aujourd’hui, nous le savons, étudier ne suffit pas pour aimer. En témoignent tant de djihadistes bacheliers. Que retenir alors de ce poème au-delà de son appel à plus de charité ? Peut-être d’abord un lexique de la foi pour glorifier le combat contre les préjugés. Convaincu que « le mal, c’est la matière », Victor Hugo crée une religion à coup de métempsycoses et de libre arbitre pour expliquer notre ascension vers la lumière : un idéalisme parfois difficile à digérer. Mais, c’est là sans doute une contrepartie nécessaire au sérieux avec lequel il tient son rôle d' »homme des utopies », de « rêveur sacré ». Et, si la poésie se doit d’affronter l’angoisse métaphysique, alors demandons-nous si nos arts conservent cette force magique : donner du sens à nos présents. Seule une culture moribonde se laisserait sacrifier. »

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