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Du beau et du moral

Rome, Naples et Florence
Les Arts et la liberté
Stendhal – 1917

« Les choses qu’il faut aux arts pour prospérer, sont souvent contraires à celles qu’il faut aux nations pour être heureuses. De plus, leur empire ne peut durer : il faut beaucoup d’oisiveté et des passions fortes mais l’oisiveté fait naître la politesse, et la politesse anéantit les passions.
Donc il est impossible de créer une nation pour les arts. Toutes les âmes généreuses désirent avec ardeur la résurrection de la Grèce ; mais on obtiendrait quelque chose de semblable aux États-Unis d’Amérique, et non le siècle de Périclès. On arrive au gouvernement de l’opinion ; donc l’opinion n’aura pas le temps de se passionner pour les arts. Qu’importe ? La liberté est le nécessaire, et les arts un superflu, duquel on peut fort bien se passer. »

La Trahison des clercs
Julien Benda, 1927

Capitulation des intellectuels français, traîtres à leur mission de défense du rationalisme démocratique

La démocratie et l’art
« Autre exemple de l’inhabileté du démocrate à se défendre et du dommage qui lui en échoit. L’adversaire lui assène, pour le confondre, que ses principes « ne servent pas l’art ». Sur quoi il s’emploie à démontrer qu’ils le servent et mord à nouveau la poussière, attendu qu’ils ne le servent pas (ce qui ne veut pas dire qu’ils le desservent). Ses arguments sont d’une insigne faiblesse1. On ne prouve rien en faisant sonner que de grands artistes ont paru sous la démocratie, la question étant de savoir si leurs chefs-d’œuvre ont été des effets nécessaires de ce régime (resterait d’ailleurs à prouver que ceux de Racine ou de Molière le furent de la monarchie). On ne convainc pas davantage en brandissant que la démocratie « permet la liberté des œuvres », leur liberté étant fort compatible avec leur nullité. La vraie réponse est que, si les principes démocratiques ne servent point l’art, ils visent à développer d’autres valeurs, morales et intellectuelles, au moins aussi élevées. Mais ici nous touchons un point qui montre combien les hommes, et qu’on croirait le plus évolués, sont encore dans l’enfance. Il semble qu’ils aient encore beaucoup à faire pour comprendre qu’un système dont les idéaux sont la justice et la raison a assez de grandeur par lui-même sans qu’il faille encore lui adjoindre la beauté. On peut même se demander si la plupart ne trouvent pas moins blessant d’être traités de menteurs, de faussaires, de voleurs, que d’ « insensibles à l’art », cette adresse leur signifiant la pire des injures. Telle est du moins la hiérarchie de valeurs adoptée par maints clercs français, qui réclamèrent naguère l’impunité de traîtres avérés2 parce qu’ils « avaient du talent ». Trait que l’historien de la France byzantine semble avoir oublié. »

Une équivoque sur la « civilisation »
« Dans le même sens le démocrate se voit signifier par l’adversaire que ses principes, ne servant pas l’art, « desservent la civilisation ». Là encore, il ne sait pas répondre. Il y a deux sortes de civilisation fort distinctes : d’une part, la civilisation artistique et intellectuelle (ces deux attributs ne sont même pas toujours conjoints) ; d’autre part, la civilisation morale et politique. La première se traduit par une floraison d’œuvres d’art et d’ouvrages de l’esprit ; la seconde par une législation qui ordonne des rapports moraux entre les hommes. La première, surtout en tant qu’artistique, aurait assez bien pour symbole historique l’Italie ; la seconde, le monde anglo-saxon. Ces deux civilisations peuvent d’ailleurs coexister, comme le prouve l’existence chez les Anglais d’une admirable poésie, de célèbres monuments architecturaux, d’un illustre art pictural. Elles peuvent aussi nettement s’exclure ; c’est ainsi que l’Italie de la Renaissance semble n’avoir connu aucune moralité et que, pendant que Michel-Ange y modelait ses chefs-d’œuvre, César Borgia perçait de flèches un homme lié à un arbre pour amuser les dames de sa Cour3. On aimerait que certains systèmes, auxquels on reproche de « ne point servir la civilisation », ne fussent point dupes de l’équivoque, mais répondissent que, s’il est peut-être vrai qu’ils ne relèvent point de la civilisation artistique, ils représentent hautement la civilisation morale, dont la valeur lui est peut-être au moins égale. Je pense notamment au peuple américain, dont j’ai souvent été frappé de voir combien, lorsqu’on l’accuse de manquer de civilisation artistique, il courbe volontiers la tête, au lieu de riposter qu’il connaît en revanche la civilisation politique et peut-être plus perfectionnée que tel peuple d’Europe qui prétend le toiser du haut de son « évolution ». »


1Ils étaient notamment soutenus par Jaurès. Il y a là un trait commun à toutes les doctrines – démocratique, monarchique, socialiste, communiste – en tant qu’elles s’adressent à des foules : prétendre avoir toutes les vertus et ne point admettre que, si elles ont celle-ci, elles n’ont pas celle-là. Je cherche celle qui déclare : « Ici notre thèse a un point faible. » (Je la cherche aussi dans l’ordre philosophique, du moins pour l’âge moderne.) On m’assure qu’un tel aveu éloignerait toute une clientèle, laquelle ignore la distinction des idées et veut en effet tous les avantages, fussent-ils les plus contradictoires. C’est donc là une attitude purement pratique, pour quoi le clerc n’a que du mépris, du moins chez ceux qui se disent relever de l’esprit.
2Béraud, Brasillach.
3Sur la barbarie des mœurs en Italie au temps de Raphaël, voir Taine, Voyage en Italie, t. I, p. 205 et suivantes. Un autre exemple serait la Chine, si admirable du point de vue artistique, encore si arriérée du point de vue moral.

Seuls l’amour et l’art rendent l’existence tolérable
William Somerset Maugham, Servitude humaine (Of Human Bondage) – 1915

« Je me demande comment vous y tenez. À présent quand je pense à Fleet Street et à Lincoln’s Inn, c’est avec un frisson de dégoût. Seuls l’amour et l’art rendent l’existence tolérable. Je ne vous vois guère courbé sur le Grand Livre. Portez-vous un chapeau haut de forme, un parapluie et une petite serviette noire ? On devrait toujours considérer la vie comme une aventure, aimer le risque et s’offrir au danger. Pourquoi n’iriez-vous pas à Paris faire des études d’art ? Je vous ai toujours trouvé du talent. »

Fausse opposition entre esthétisme et engagement
Art et politique, que l’action redevienne sœur du rêve
Evelyne Pieiller – 2013, Le Monde Diplomatique

« Cette tension de l’artiste entre l’engagement et l’esthétisme, entre l’art utile et l’art revendiquant son autonomie, entre l’œuvre liée aux questions de son époque et la quête d’une beauté intemporelle, ne s’épanouit pas avant le XIXe siècle. Ce n’est qu’à ce moment-là que se généralise l’usage de la signature pour un tableau, qui est alors considéré comme une « œuvre ». Le mot « Art » lui-même, avec une majuscule et dans son sens moderne, ne semble pas apparaître avant le XVIIIe, qui distingue les arts « mécaniques » et les arts « nobles », la poésie, la musique, la peinture et… l’art militaire. L’artiste va ainsi peu à peu se différencier de l’artisan, dans une hiérarchie de valeurs qui privilégie le fait que « ce n’est point le besoin qui leur [la peinture et la poésie] a donné naissance » (discours préliminaire de l’Encyclopédie). L’otium contre le negotium, le loisir, le luxe de l’inutile contre le travail et sa rentabilité.

Au XIXe, ces oppositions se durcissent. D’une part, l’État perd son monopole en matière d’exposition et de consécration ; d’autre part, la Révolution, en abolissant les privilèges et en mettant en avant la notion, stupéfiante, d’égalité, fait surgir une interrogation sur la différence intime, l’exceptionnalité. D’autant que le siècle est tourmenté par une autre (longue) révolution, industrielle celle-là, qui pose aussi la question du peuple, de la foule, de la masse, devenus visibles. La révolution politique a échoué, à plusieurs reprises, mais ses interrogations, ses réalisations, ses idéaux continuent à travailler les esprits, tandis que la question sociale vient les réactiver et les affûter.

Triomphe de la bourgeoisie et de ses valeurs, le travail, l’économie, le respect de l’ordre : l’artiste est soumis à la loi du marché, il doit plaire à ceux qui forment le public et dont il ne partage pas forcément les valeurs. Il a alors le choix entre deux positions : ne se reconnaître pour juges que les exigences de son art et revendiquer sa tour d’ivoire, d’où il pourra mépriser les philistins incapables de s’élever jusqu’à la Beauté, ou se vouloir héraut de ceux que la classe dominante méprise, et se mettre au service de valeurs libératrices. Œuvrer pour ses pairs, et pour soi, ou pour dire la vérité de la société. L’art pour l’art, ou l’art utile. L’art comme fin en soi, ou l’art pour servir à une fin. « L’art devient de plus en plus la propriété d’une élite dans cette époque de démocratie, la propriété d’une aristocratie bizarre, morbide et pleine de charme », commente l’écrivain Catulle Mendès à la fin du siècle. Situation coincée pour ceux qui ne se veulent ni porte-parole de la masse, ni artistes pour quelques rares élus. « L’art au bout du compte n’est peut-être pas plus sérieux que le jeu de quilles ; tout n’est peut-être qu’une immense blague », avance Gustave Flaubert dans sa Correspondance. A quoi ça sert ? »

« Il n’y a pas de recette formelle : il n’y a que de nouvelles questions posées par la société, auxquelles il faut donner une forme telle qu’elle éveille chez le spectateur la joie d’envisager des réponses différentes de celles proposées par le monde où il vit. Une forme joueuse qui contraint à l’étonnement, déshabitue des fausses évidences, engage à douter de la pérennité de l’ordre existant, aide à désirer se libérer de ce qui empêche l’humain de vivre plus amplement. Ce qui donne… de la joie.« 

« Il est une autre sortie, complémentaire : transformer un article de luxe en bien universel. Ce qu’entreprennent de faire par exemple les artistes soutenant le Front populaire, en 1936. Ils choisissent d’être salariés pour enseigner et populariser leur art : c’est le début programmé de la décentralisation théâtrale. Frans Masereel, grand graveur sur bois, dirige une académie de peinture dotée par l’Union des syndicats de la Seine : « Je ne suis pas assez esthète pour me satisfaire de n’être qu’un artiste. » La Marseillaise, de Jean Renoir, est un « grand film national, officiel et démocratique, couvert par une souscription publique », dont Louis Aragon écrira dans le journal Ce Soir (1er février 1938) que « le grand miracle, c’est d’avoir fait, malgré les costumes, malgré les décors, malgré le thème de La Marseillaise, un film si actuel, si brûlant, si humain, qu’on est pris, emporté, comme si c’était notre propre vie qui se débattait là sous nos yeux. Et, de fait, c’est notre propre vie ».

Ce qui se joue dans ces exemples, c’est le refus de recourir, au nom d’un idéal de gauche, à la simplification des moyens d’expression, et parallèlement le choix de former des aptitudes au jugement esthétique. L’ambition ultime est alors de contribuer à la venue d’une « société émancipée », où « chacun pourra s’adonner librement, parmi d’autres activités, à la création. Il n’y aura plus de peintres, mais tout au plus des gens qui, entre autres choses, feront de la peinture ». Ce sont des théoriciens politiques qui parlent : Karl Marx et Friedrich Engels. Un poète leur fait écho, Lautréamont, affirmant que « la poésie doit être faite par tous. Non par un » (Poésies II). Des artistes poursuivront ces démarches, notamment dans les années 1960-1970, en tentant d’en finir avec la sacralisation de l’auteur au profit du collectif, de faire intervenir le spectateur comme acteur, et de trouver des moyens de production et de diffusion alternatifs.

Autrement dit, ce que traduit l’art qui se réclame du politique, c’est que l’homme est inachevé ; qu’il y a beaucoup à transformer pour parvenir aux conditions d’un épanouissement de ses capacités ; et quand il remplit son rôle, c’est celui d’un saboteur des représentations dominantes, et d’un attiseur du désir d’autres horizons. Alors, il apprend à « convoiter l’impossible : celui que la puissance des sociétés établies interdit de désirer pour l’empêcher de naître, et qui reste à conquérir ».

Il ne peut pas changer le monde, mais il donne l’émotion de sentir qu’il y a du jeu, dans l’ordre en place, dans les têtes, dans les aspirations. Ce qui ne saurait se réduire à l’affichage de bons sentiments progressistes, et pas davantage à la petite recherche de la provocation, qui se contente souvent de choquer le bourgeois, ravi de l’être…

Mais cet art-là ne saurait se dissoudre dans l’animation culturelle et sa bonne conscience. Car il ne cherche certainement pas à « réenchanter le monde » : il fait de la mise en crise de nos réalités une « fête des possibilités » — nos possibilités collectives et intimes. »

La puérile utopie de l’art pour l’art
Charles Baudelaire

« La puérile utopie de l’art pour l’art, en excluant la morale, et souvent même la passion, était nécessairement stérile. Elle se mettait en flagrante contravention avec le génie de l’humanité. Au nom des principes supérieurs qui constituent la vie universelle, nous avons le droit de la déclarer coupable d’hétérodoxie. Sans doute des littérateurs très ingénieux, des antiquaires très érudits, des versificateurs qui, il faut l’avouer, élevèrent la prosodie presque à la hauteur d’une création, furent mêlés à ce mouvement, et tirèrent, des moyens qu’ils avaient mis en commun, des effets très surprenants. […] Quelque égoïste qu’il soit, le poète me cause moins de colère quand il dit : Moi, je pense… moi, je sens…, que le musicien ou le barbouilleur infatigable qui a fait un pacte satanique avec son instrument. » [Préface des Chants et chansons (poésie et musique) de Pierre Dupont – 1855]

« Il y a des mots, grands et terribles, qui traversent incessamment la polémique littéraire : l’art, le beau, l’utile, la morale. Il se fait une grande mêlée ; et, par manque de sagesse philosophique, chacun prend pour soi la moitié du drapeau, affirmant que l’autre n’a aucune valeur. (…) Il est douloureux de noter que nous trouvons des erreurs semblables dans deux écoles opposées : l’école bourgeoise et l’école socialiste. Moralisons ! Moralisons !, s’écrient toutes les deux avec une fièvre de missionnaire. Naturellement l’une prêche la morale bourgeoise et l’autre la morale socialiste. Dès lors, l’art n’est plus qu’une question de propagande. » [Les drames et les romans honnêtes -1851]
Faire sauter toutes les institutions sociales
Jules Barbey D’Aurevilly, Victor Hugo – 1870

« Le dessein du livre, c’est de faire sauter toutes les institutions sociales, les unes après les autres, avec une chose plus forte que la poudre à canon, qui fait sauter les montagnes — avec des larmes et de la pitié… Son public, ce sont les femmes et les jeunes gens… C’est pour tous ces coeurs, impétueusement ou tendrement sensibles, qu’il a combiné les effets d’un livre arrangé à donner toujours raison à l’être que la société punit contre la société qui le punit.« 

Divertir les hommes
Bertolt Brecht

« Depuis toujours, l’affaire du théâtre, comme de tous les arts, a été de divertir les hommes. (…) Sa seule justification est le plaisir qu’il procure, mais ce plaisir est indispensable. On ne pourrait lui attribuer un statut plus élevé en le transformant par exemple en une sorte de foire à la morale. (…) On ne devrait pas lui demander d’enseigner quoi que ce soit. Car il importe que le théâtre ait toute liberté de rester superflu, ce qui implique, il est vrai, que l’on vit pour le superflu ». [Petit organon pour le théâtre – 1963]
[[[A SOURCER]]] « Il faut critiquer la réalité en lui donnant forme, il faut la critiquer de façon réaliste. C’est l’élément critique qui est décisif pour le dialecticien, c’est en lui que réside l’engagement. » « La forme d’une œuvre d’art n’est rien d’autre que l’organisation parfaite de son contenu ; sa valeur dépend donc entièrement de celui-ci. » (1938, in Michaud, B , p. 150) cités par Patlotch

Petite histoire de l’esthétique vue par les marxistes
Patlotch, Esthétique et marxisme

« Pour Ernst BLOCH, contre Lukacs, l’histoire n’a pas de déroulement linéaire. L’art ne peut traduire un totalité cohérente, une continuité, mais seulement un processus et des contradictions : une réalité brisée, hétérogène : le réel, certes, mais pas sans l’utopie, qui porte l’avenir. Chez Bloch est à l’œuvre la tension de la modernité perçue par Baudelaire : « C’est la réalisation de l’avenir figurée par l’œuvre qui lui assure son unité et sa totalité. Le réalisme cerne ici la progression vers le non-encore-réel. » Bloch vise un « idéal réaliste » qui libère l’espérance artistique ; ce qui l’autorise à affirmer que le sens de l’œuvre n’est pas déterminé par son contenu, mais par l’organisation particulière de ce contenu. De ce point de vue, il dépasse la formulation de Brecht.

Avec Bloch, on sort de la caricature du marxisme : théorie du reflet = dogmatisme = retour à la philosophie d’avant Marx. Et « l’art, comme utopie, se doit de réaliser des formes inédites » (B , p. 153)

On pense là directement au cas du jazz, quand l’œuvre est portée par le « rêve éveillé », le « souffle de l’imagination », qui anime sa respiration, en fomentant de multiples « non-encore-là ». « Hors territoires constitués » l’œuvre devient « fragment ultérieur (…) rebelle à toute clôture (…) entre ruine et achèvement provisoire. (…) Elle provoque son public, pour que celui-ci invente sa propre liberté » (B , p.153)

Bloch va plus loin : « L’art est un laboratoire mais aussi une fête de possibilités exécutées ainsi que des alternatives expérimentées en elles, où l’exécution tout comme le résultat se présentent comme illusion fondée, c’est-à-dire comme pré-apparaître d’un monde accompli » (Le principe Espérance, 1954). Franchement, Bernard Lubat et Uzeste ne sont pas loin. Raoul Vaneigem non plus.

En France, les débats se sont focalisés dans les conflits entre Surréalistes, ce dont témoignent les manifestes successifs d’André Breton. La question des rapports entre esthétique et politique se ramène alors le plus souvent à l’adhésion, ou non, au Parti communiste, ou à frayer avec les satellites communistes et anarchistes, quand ce n’est pas avec le fascisme.

Aragon fera le choix du communisme. Pour lui, rapidement les problèmes ne seront pas prioritairement d’ordre esthétique, autour du réalisme socialiste, mais de résistance à la montée du fascisme. L’écrivain, toujours plus complexe qu’on ne le pense, défend en 1937, un réalisme de combat, « attitude de l’esprit ». L’œuvre d’art est « résultat de cette lutte des éléments contradictoires d’un monde, d’une société dans un homme, des contradictions mêmes de cet homme ». Il se situe dans la ligne des orientations de Maurice Thorez pour conjuguer socialisme et ancrage national, et résister aux diktats de l’Internationale socialiste : le réalisme socialiste « ne trouvera dans chaque pays sa valeur universelle qu’en plongeant ses racines dans les réalités particulières, nationales, du sol duquel il jaillit ». (Congrès des écrivains soviétiques, 1954). Mais, comme pour Brecht, l’écrivain – l’artiste – Aragon établit dans son œuvre un rapport au politique autrement subtil que dans sa vie publique.

Ces débats agitent les intellectuels et artistes communistes. Pour Garaudy, le réalisme doit démystifier la réalité présente, « défataliser l’avenir » ; l’art possède une dynamique prophétique, un caractère transcendant. Pour Pierre DAIX, à cette époque des « Lettres françaises » (celle de la mort de Staline et de la controverse autour de la publication de son portrait par Picasso), qui refuse d’opposer une avant-garde de la forme et une avant-garde du contenu, le réalisme de l’art agit au coeur de la modernité. (B , p. 156-157)

Quand Picasso refaisait le portrait de Staline, Le Monde – 2012

Henri Lefebvre, dans les années 70, propose l’œuvre comme jeu, « quelque chose de plus et d’autre » , vers une « présence dans l’absence ». Plusieurs moments coexistent en elle : « le moment de la forme » (par lequel elle acquiert sa cohérence), le « moment social » et le « moment extra-social » (qui lui permettent de puiser des matériaux, des exigences « allant parfois jusqu’à l’impératif politique »), et « le moment utopien ». Cette utopie, dans l’esthétique, instaure une réalité provisoire/éphémère, qui traverse des contradictions pour offrir des « potentialités de dépassement (…). L’art à travers sa phase critique, c’est-à-dire sa crise radicale, se manifeste… comme : création d’effets, représentation dépassée, pratique sociale, invention de formes, contribution décisive à la nature seconde ». (B , p. 157-158) »

« Ami de Brecht et Adorno, parfois rattaché à l’École de Francfort, Walter BENJAMIN est avant tout un libre penseur, c’est-à-dire un penseur libre, dans l’entre-deux guerres. Entre métaphysique du langage et héritage marxiste, il a de fulgurantes intuitions : sur la place de langage, à travers sa lecture de Kafka, Kraus, Proust ; l’intermittence signifiant/signifié ; le rapprochement de la doctrine talmudique et des thèmes marxistes ; et surtout, pour notre sujet, la théorie matérialiste de l’art.

A la dialectique forme/fond, il préfère « l’inscription de l’œuvre dans le contexte social vivant » (B , p. 163). Il en situe la fonction au sein des rapports de production, « des états de choses » dans les situations quotidiennes. Il voit chez Brecht une démarche susceptible d’offrir au public une compréhension, une prise sur la réalité, rendant possible son désir et sa puissance de transformation. Le premier (hors les sombres impasses de Heidegger), Benjamin pense la question de la reproductibilité de l’œuvre d’art, qui en modifie le statut : « Au temps de la reproduction, ce qui est atteint dans l’œuvre d’art, c’est son aura ». (L’œuvre d’art au temps de la reproductibilité technique, 1936).

L’accès des masses à l’art en détruit le fondement rituel. En revanche, l’œuvre, accessible à tous, peut vivre sa vie et agir, provoquer des « chocs » dans la collectivité humaine, sortant de l’esthétique de simple contemplation. Contre le fascisme qui esthétise l’art, l’art se politise en ses fondements, changeant tout à la fois de forme, de contenu, et de fonction.

Ernst FISCHER (1918), philosophe autrichien, fait l’« Éloge de l’imagination », qui permet de comprendre le réel mais aussi de dessiner l’avenir. Il considère la volonté artistique comme essentielle pour lutter, dans les sociétés industrielles, contre l’aliénation, la fausse réalité, la fétichisation des choses. L’art moderne sollicite la participation de son public, qui devient actif dans l’interprétation. L’art ne peut être en marge de la lutte pour « l’être ou le non-être de l’humanité ». Il est, d’emblée, engagé.

Fischer sort l’art de sa position de superstructure idéologique. Parce qu’il a une claire conscience des enjeux de la modernité, et de la spécificité de l’art, « légitime défense de l’humanité », il avance des formulations précieuses pour aujourd’hui : « La révolte contre la passivité du public, l’effort multiple pour faire du consommateur d’art un acteur, même si cela doit se faire d’abord dans un déchaînement chaotique, l’art engagé et prenant ses distances avec tout engagement, pourraient revenir à une synthèse inattendue, comme jadis entre le Dionysiaque et l’Apollonien dans la tragédie grecque. » (A la recherche de la réalité, in Le Marxisme et l’art, Spartacus n°21, 1970, p. 277)

Le beau et la création artistique
Nicolas Dongo – 2009, AgoraVox

« Ainsi, Platon le premier trouve que l’art est une imitation. L’artiste est un imitateur. Il a les yeux sur le modèle sensible et reste étranger à l’essence de ce qu’il imite. Il ignore le modèle intelligible. Il ne peut pas créer une œuvre ayant une valeur ontologique. Pour Platon, l’œuvre d’art n’a pas les moyens de manifester un absolu, étant donné qu’elle est assujettie au sensible. L’absolu se situant par définition au-delà du monde sensible, le moyen par essence le plus inadéquat pour atteindre l’absolu est la manifestation sensible – donc l’art ! Platon prend pour accordé que l’œuvre d’art est imitation de la nature. Elle consiste à recopier les phénomènes sensibles. »

« Quant à Nietzsche, l’art est le médium par lequel une vision tragique de la vie peut s’exprimer et prendre corps sans passer par une conceptualisation inévitablement lénifiante. Selon Nietzsche, l’art n’est donc pas un divertissement, un aimable passe-temps, il est l’activité métaphysique par excellence, ce à travers quoi se révèle pour nous la dimension tragique de toute existence. L’art est la pierre de touche où se confronte la subjectivité dans sa capacité à affronter la dureté de la vie. L’art a pour Nietzsche une fonction métaphysique : il manifeste l’être. Il met ainsi en évidence le fait que cette saisie ne peut être qu’esthétique, intuitive et non conceptuelle. L’art d’après Nietzsche est vital, il se développe naturellement : la vision artistique du monde fait partie pour Nietzsche de la vie de toute conscience humaine. L’art n’est pas un artifice ajouté par une culture inventive et raffinée. Il est un moment vital de l’existence. L’artiste crée comme la vie, avec force et spontanéité. L’idée que l’art rend l’existence supportable est reprise dans Le Gai savoir : l’art permet de supporter la connaissance tragique. « Comme phénomène esthétique, l’existence demeure toujours supportable, et l’art nous offre l’œil, la main et surtout la bonne conscience qui nous donne le pouvoir de faire de nous-mêmes un tel phénomène. » L’art est l’illusion qui permet de supporter que la vie ne soit qu’illusion. »

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