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La tête dans le magnétoscope

Tu prévois toujours trop juste en rognons. Résultat on finit sur les dents et on passe pour des rats. Vas-y, fais-les les rognons, toi qui fais toujours tout mieux que tout le monde.
Tu as 53 ans et des habitudes de petit vieux qui m’emmerdent. Tu boutonnes toujours ton pyjama jusqu’en haut – j’ai toujours trouvé que le principe même du pyjama étais hors de propos -, tu poses invariablement tes chaussons bien alignés le long de la ligne du parquet, tu dors chaque nuit avec une jambe hors du drap comme si tu t’apprêtais à fuir, tu me fais à chaque fois la remarque des rognons.

Je ne fais jamais aucune erreur dans mes engagements. Je suis une comptable parfaite. Je resterai donc certainement comptable toute ma vie. J’ai sans doute oublié d’éteindre la lumière de la salle de bains en partant. J’ai choisi une salade caprese à la mozzarella et au jambon sec avec une sorte de vinaigrette pas très bonne au fond, j’aurais dû prendre un truc au fromage fondu. Dans le journal on parle des prochaines élections municipales. Je n’ai pas d’avis sur la question. Si. Les costards marron devraient être interdits.
Et j’ai pas changé mon collant, une échelle se détache lentement, depuis la cheville gauche. Le matin, la directrice m’a signalé l’existence de l’inopportune avec un ton maternel. J’ai répondu « ha », j’aurais sans doute dû dire quelque chose de spirituel. Quelque chose qui rétablisse l’équilibre. En me voyant aujourd’hui depuis mes vingt ans je me serais méprisée. C’est très ordinaire comme réflexion. Je me serais méprisée de penser ça aussi.
Tu es journaliste sportif depuis avant même d’avoir eu un métier. Tu maîtrises la composition du Schalke 04 pour la Coupe d’Europe 58, te repasses dans tes moments d’oisiveté Séville 82 sur une cassette vidéo qui à elle seule a justifié que le magnétoscope garde sa place sous le téléviseur, même si les striures qui barrent l’écran à force de pauses et de retours rapides ont complètement oblitéré le choc Schumacher-Battiston, même si l’enregistrement s’est arrêté avant les prolongations. Mais c’est un peu comme l’édition originale de Montaigne, comme le tombeau de Toutankhamon, un trésor qui aura forcément de la valeur dans quelques années. Moi je pense que non. C’est juste une cassette vidéo de merde qui n’a jamais le temps de prendre tranquillement la poussière.

Et j’ai encore mal au dos, je ne dois pas me tenir droite et ce sac d’une tonne en permanence à l’épaule, et cette chaise trop haute, chacune de mes vertèbres engoncée dans son logement comme si elles se lassaient d’être comme ça en rang d’oignons sans qu’on leur ait rien demandé, elles quitteraient bien la colonne vertébrale et se débattent et s’agrippent aux nerfs qui traînent dans les parages, j’en bave mais bien sûr je laisserai la situation s’envenimer jusqu’à ce qu’elles finissent par limer les barreaux de leur prison. J’attends la hernie comme une fatalité familiale.  On habite au troisième sans ascenseur, la voisine met tout le temps les trucs pas recyclables dans la poubelle verte alors que franchement c’est pas compliqué, mais nous on a un chat qui miaule tout le temps alors on va pas gueuler pour les poubelles elle va répondre avec le chat. Donc on laisse les éboueurs faire le tri, ça doit bien donner du boulot à des gens, et on continue de dire du mal de la voisine par derrière. Le troisième sans ascenseur ça va sauf quand tu fais les courses avec les packs de lait et puis mon dos. Toi tu montes les marches par paquets de trois et tu m’attends sur le palier en me regardant avec l’air d’un prof de sport qui aurait un peu pitié. Tu fais un peu pareil quand on part en randonnée, moi je m’arrête tous les cent mètres genre pour relacer une chaussure alors que j’ai juste envie de recracher mon paquet de clopes quotidien, mais je fais style je vais pas perdre la face non plus, ça te ferait trop plaisir.   —

Dis, et si on partait quelques semaines ? Où ça ? Je sais pas, loin. J’ai envie de prendre l’air. On s’encroûte. Tiens, au Mexique par exemple, ou en Thaïlande, ou en Patagonie. Pourquoi pas. Tiens, regarde, on pourrait aller là.
L’atlas est ouvert à la page de l’Amérique centrale, Guatemala, Mexique, pourquoi pas Cuba, ah et il paraît qu’au Costa Rica les paysages sont magnifiques.
Le lendemain soir tu reviens d’une expédition dans les librairies, manuel français-espagnol, Routard et cartes topographiques sous le bras. Figure-toi que j’ai trouvé chez Ulysse une carte du Corcovado à l’échelle 1/25000. Sí señora. On passe la nuit à entourer des trucs immanquables dans le Lonely Planet, on apprend des histoires incroyables sur les sacrifices précolombiens, tu notes d’acheter des jumelles et un téléobjectif, on constate qu’il faut refaire les passeports.
On s’endort tes deux pieds calés entre les miens.

Le samedi on va au photomaton de la galerie commerciale. On achète une baguette aux céréales pour faire de la monnaie, on répète des mines de circonstance, je ne peux pas m’empêcher de sourire et tes lunettes te barrent le regard, là ça ira t’en penses quoi ? Tu ressembles à un baron de la pègre. Peut-être, mais moi je souris pas c’est l’essentiel. Ah ça c’est le moins qu’on puisse dire. Allez c’est bon je valide.

Le lundi j’ai pris ma journée pour les papiers et les gamins.

Numéro 106. Tu vas arriver maintenant. Je me retourne. Tu n’es pas là. Numéro 107. Tu vas arriver maintenant. Je me retourne. Tu n’es pas là. Numéro 108. Tu vas arriver maintenant. Je me retourne. Tu n’es pas là.
Numéro 109. Je chiffonne le ticket-comme-à-la-boucherie et rentre à la maison.

Tu finis ta grille de mots croisés sur « UBIQUITÉ » et tu n’es pas peu fier. Je t’ai attendu plus d’une heure à la mairie pour les passeports. On n’a jamais parlé de refaire les passeports. Je ne vois pas bien l’utilité de voyager d’ailleurs, on est très bien ici. J’ai besoin d’un endroit où tes chaussons ne seront pas pile ajustés sur la ligne du parquet.

J’arrive à quinze heures à Cergy, garder les petits pour l’après-midi. Quand Aurélie revient il est dix-huit heures. Retour dans les couloirs du RER, dans la rame un peu vide, dans les couloirs du métro, dans la rame trop éclairée, sortie côté pharmacie, j’arrive à la maison, tu n’es pas là.

Tu es rentré cheveux mouillés bien après l’heure du dîner. J’étais aux Olympiades acheter un objectif pour l’appareil photo. Tu l’as trouvé ? De quoi tu parles ? Ton objectif ? Je suis allé aux Olympiades acheter un objectif pour l’appareil photo. Mais Chartier a fermé on dirait. Oui Chartier a fermé il y a dix ans au moins. On devrait chercher sur le bon coin en occasion. En occasion ? Tu racontes n’importe quoi ma pauvre Catherine, l’appareil est tout neuf. Chartier devrait en avoir j’irai demain.

Les résultats ne sont pas très bons.

Je regarde Jacques à travers l’étagère de la cuisine. Il me demande pourquoi je le regarde. Je te regarde c’est tout. J’ai plus le droit de te regarder ? Si mais pas comme ça. Comment ça pas comme ça ? Tu m’espionnes on dirait. Non je t’espionne pas. Je te regarde tu es mon mari j’ai encore le droit de te regarder.

C’est pas tôt pour ce genre de choses ? Le médecin dit que malheureusement ça peut se déclarer encore plus tôt. Pour certains ça débute dès quarante ans. Quarante ans, mon dieu.

Dimanche soir. Le chausson est en diagonale sur la ligne du parquet. Je sens une larme s’étaler sur ma joue à l’extinction de la lampe de chevet.

C’est râpé pour le Costa Rica.

C’est pas rognons ce soir ? Oh non tu m’emmerdes avec tes rognons j’en ai fait la semaine dernière. N’importe quoi je m’en souviendrais. Jacques rembobine la cassette vidéo en tournant son index dans les yeux de plastique.

Quand je raconte à Aurélie elle reste silencieuse un long moment. Elle me demande si ce n’est pas tôt pour ce genre de choses. Je lui réponds qu’il y en a pour qui ça se déclare dès quarante ans. Elle dit mon dieu. Je lui dis que dieu n’a rien à voir là-dedans. Elle me demande si moi ça va. Je lui dis écoute et ensuite rien.

Je n’ai plus une seule paire de collants mettables c’est bien ma veine. Mais comment je fais pour tous les trouer ?

Aujourd’hui Jacques a perdu ses lunettes.

La directrice est venue me voir en me demandant si j’étais préoccupée. Ça va j’ai fait une erreur d’arrondi dans le journal des comptes ça arrive. À vous non. Eh ben si, à moi. Elle me regarde comme si j’avais un collant troué au milieu de la figure.

Voilà quelques semaines maintenant que Jacques ne travaille plus. Mais les mots croisés n’ont pas avancé.

Aujourd’hui la bande magnétique s’est emmêlée dans les têtes du magnétoscope. Il a fini de détruire la relique d’un grand coup de pied dans les engrenages.

Serre-moi fort, non, plus que ça, là.

J’ai pris un mois sans solde en plus de mes autres jours. Tu devrais prendre une aide soignante tu as le droit. Tant que mon dos tient. Comme tu veux.

C’était Aurélie. Ah. Il me regarde avec un air vide.

— Sollicitez-le. Il faut qu’il fasse fonctionner son cerveau.  — Le magnétoscope a fini sur le trottoir. Je ne savais pas dans quelle poubelle le mettre et la déchetterie, bon.  — J’aimerais être bienveillante mais je n’y arrive pas. Je sais. C’est difficile. Si vous avez besoin d’en parler. Il agrafe une photo de celles pour les passeports en haut de la fiche bleue et je pense aux Guatémaltèques. —

Je vais mourir. On va tous mourir. Oui mais moi avant. Ramène pas tout à toi.

D’un mouvement du pied je replace le chausson droit le long de la ligne du parquet.

 

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