« Tandis que l’artiste nie tout ce qui n’est pas son moi intérieur, l’homme d’action s’efforce de constater une réalité objective sur laquelle n’importe qui puisse agir. Loin de s’élever au-dessus de la morale, il la réduit aux disciplines impersonnelles qui assurent le bon fonctionnement de la société matérielle. Le premier s’accomplit dans une liberté totale mais dérisoire, le second se sacrifie à l’efficacité d’une servitude totale, pour lui les exigences de l’esprit humain ne comptent plus, les faits seuls ont l’autorité parce que l’obéissance aux faits est la condition d’une prise sur le réel. Celui-ci ne connaît plus d’impératifs religieux ni même moraux, mais des nécessités techniques. L’homme d’action ne pense pas en termes de conscience personnelle et parce qu’il dépasse la grossière subjectivité de l’individu il participe au mouvement de l’univers. Mais parce qu’il ne pas chercher en sa conscience la source vive de l’esprit commun à l’humanité, son horizon ne s’élève pas plus haut que le fait ; la crainte d’être inefficace lui fait à chaque instant confondre le réel et le bien pour attribuer l’absolu d’un impératif spirituel au constat du déterminisme matériel. Et ainsi il se refuse au miracle, ,à l’intervention bouleversante de la liberté dans le donné : « Jusqu’ici il s’agissait d’interpréter le monde, l’heure est venue de le transformer ». Mais qui donc peut transformer le monde, sinon une pensée ? » (page 9)
« Si les rois n’avaient pu fonder que d’immenses dominations superficielles, les cités grecques, elles, furent impuissantes à se transformer en empire pour étendre durablement leur pouvoir. […] L’empire de l’Egée et avec lui la cité athénienne s’écrouleront parce que Athènes pour créer l’empire ne sut pas mourir en tant que cité. Elle ne sut pas créer la loi qui fait de tous les sujets d’un seul maître : l’armée, l’impôt, l’administration pour tous. Et cette force humaine qui avait surgi si drue dans le cadre étroit de l’Attique se perdit dans l’espace. […] Certes, si les cités grecques s’étaient confondues dans un état, la Grèce aurait vaincu Philippe et conquis la Perse, mais les historiens modernes ont le tort d’identifier la grandeur à la puissance politique. Là n’était pas la vocation des Grecs ; une Grèce d’administrateurs et de soldats aurait peut-être dominé le monde et transmis la civilisation hellénique, elle n’aurait pas été capable de l’essentiel : de la créer. » (pages 23-24)
« Un jour l’État naquit […] parce qu’il fallait régler les conflits entre les individus et les groupes, parce qu’il fallait assurer la sécurité contre l’ennemi. Il naquit pour imposer la paix à l’intérieur et surtout parce que la loi ne réunit les hommes qu’autour d’un drapeau : la violence qui se déchaîne aux frontières se nourrit du calme qui règne dans l’Empire. […] Rome a créé l’État, et aujourd’hui elle le crée encore. Car s’il y eut de plus vastes empires, même de plus durables et des civilisations plus brillantes, Rome reste pour nous au centre de l’Histoire. Parce qu’elle a fondé ce que l’Occident met instinctivement au premier plan : le pouvoir souverain, l’armée ; le droit et les routes droites. Rome c’est le camp et le général, la province et la frontière ; l’organisation politique. Notre univers. […] Avec l’Empire se réalise un état social absolument nouveau : l’ordre politique. Là où pullulait la diversité, l’unité ; là où se déchaînait une vie désordonnée, la prévision ; au lieu du déchirement des conflits, la tranquillité d’une parfaite administration matérielle. L’Empire répondait à une des plus profondes tendances de l’homme : à son besoin d’en finir avec les luttes d’une existence hasardeuse. […] Dans l’empereur, tous adoraient la paix romaine. Grâce à César, le drame de la condition humaine était fini.
Beaucoup de gens s’y trompent encore, et confondant une des conditions de la grandeur avec la grandeur elle-même, ils ont glorifié cette paix, moins féconde que le désordre grec. Rome n’a donné que ce que l’État peut donner : la fin de la guerre entre les groupes, une administration, un droit, quelques commodités (l’eau, les voies romaines), et des jeux – bien peu de chose pour faire une civilisation. Il n’y a guère de période plus stérile que le siècle d’or des bons empereur. L’art devenu académisme, la littérature rhétorique ; la paralysie de la politique gagnant l’économie et la culture. Un monde figé dans des formules, l’atonie de vivre dans une paix vide où les individus connaissent déjà les formes modernes de l’ennui […] et l’empire fut détruit par ce qui lui avait échappé : par le barbare par le chrétien. » (pages 25-27)