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Louis Dumont – la genèse chrétienne de l’individualisme

Dans un article qui ressemble à un exposé programmatique, paru d’abord dans la revue Le Débat (« La genèse chrétienne de l’individualisme moderne »), et repris dans ses Essais sur l’individualisme (« De l’individu-hors-du-monde à l’individu-dans-le-monde », 1983), l’anthropologue Louis Dumont (1911 – 1998) revient sur la genèse de l’individualisme moderne, dont il cherche l’origine dans la révolution intellectuelle opérée par le développement du christianisme. En effet, pour Louis Dumont, « quelque chose de l’individualisme moderne est présent chez les premiers chrétiens et dans le monde qui les entoure ». Attention cependant, « ce n’est pas exactement l’individualisme qui nous est familier ». Une différence radicale sépare leur individualisme et le nôtre, mais le christianisme a été le « ferment cardinal » de cette transformation.

Individualisme et holisme

Chez Louis Dumont, la notion d’individu recouvre deux acceptions : La première correspond au sujet empirique parlant, pensant et voulant, l’échantillon individuel et indivisible de l’espèce humaine que l’on rencontre dans toutes les sociétés. La seconde comprend l’être moral indépendant, autonome, qui se rencontre dans notre « idéologie moderne  » (l’ensemble des représentations caractéristiques de la société moderne) de l’homme et de la société. Selon le sens choisi, la société peut alors être conçue comme une universitas, c’est-à-dire un corps social formant un tout, ou bien comme une societas, une association pure et simple.

Louis Dumont parle d’individualisme pour les sociétés où l’individu est la valeur suprême. Dans le cas opposé, il parle de holisme. Les sociétés holistes sont les sociétés traditionnelles : le tout domine sur les parties individuelles. Dans notre société moderne, les individus priment sur le tout. À partir de cette caractérisation initiale, la question se pose donc : comment a-t-on pu passer d’une société holiste à une société individualiste, c’est-à-dire une société où l’individu est la valeur suprême ?

Si Socrate, Platon et Aristote concevaient l’homme comme un être social, leurs successeurs hellénistiques ont posé comme idéal supérieur celui du sage détaché de la vie sociale. « Pour les modernes […], écrit Dumont, l’Être humain c’est l’homme « élémentaire », indivisible, sous sa forme d’être biologique et en même temps de sujet pensant. Chaque homme particulier incarne en un sens l’humanité entière. Il est la mesure de toute chose » (Essais sur l’individualisme). Pour le Christ comme pour Bouddha, l’individu doit « dé-valuer » le monde, c’est-à-dire maintenir ses valeurs hors de l’atteinte de l’événement. Puis, au XVIe siècle, Calvin a mis fin à l’antagonisme entre le monde matériel et le monde spirituel avec l’idée que l’élu doit se soumettre à la grâce de Dieu et exprimer la volonté divine dans ce monde. Dumont affirme qu’avec la prédestination protestante, l’individu prend le pas sur l’Église, laquelle disparaît comme institution holiste, l’homme ayant désormais une relation personnelle et autosuffisante avec Dieu. Alors que la suprématie de l’Église au Moyen Âge était caractérisée par le pouvoir temporel en la personne de son chef, le pape, la remise en cause de cet absolutisme a abouti au cantonnement de la religion dans la conscience de chaque chrétien individuel. Lorsque ce chrétien retourne dans le monde, il le soumet à ses valeurs « extra-mondaines » – c’est ainsi que l’individualisme supplante le holisme.

L’exemple du renonçant en Inde : l’individu-hors-du-monde

En Inde, la société impose à chacun une interdépendance étroite entre les individus. La société indienne est holiste. Mais le renoncement à la société, c’est-à-dire se placer volontairement en dehors du monde social, permet la pleine indépendance de quiconque choisit cette voie : le renonçant n’est plus prisonnier des obligations sociales que lui impose la société. Il peut innover : en Inde, le renonçant est à l’origine des innovations religieuses. Le salut, la recherche la vérité, la découverte du soi profond nécessitent une séparation avec un monde social vu comme sans réalité. La libération spirituelle exige de l’individu qu’il quitte la communauté des hommes. Le renonçant vit hors du monde social en ermite ou dans un groupe de renonçants, c’est pourquoi Louis Dumont le nomme un « individu-hors-du-monde ». Nous, individus modernes, sommes en comparaison des « individus-dans-le-monde ». À partir de cet exemple indien, Dumont émet un hypothèse : si l’individualisme doit apparaître dans une société du type traditionnel, ce sera en opposition à la société et comme une sorte de supplément par rapport à elle, c’est-à-dire sous la forme de « l’individu-hors-du-monde ». L’individualisme moderne, qui a émergé en Occident, est nécessairement passé par l’apparition « d’individus-hors-du-monde ».

La différence chrétienne : vers l’individualisme

Dumont reprend les développements proposés par Ernst Troeltsch (1865 – 1923) dans Les Doctrines sociales des Églises et groupes chrétiens (1911). Pour Troeltsch, le chrétien est un « individu-en-relation-à-Dieu ». Il y a « individualisme absolu et universalisme absolu » en relation à Dieu. L’individu reçoit une valeur infinie, parce que l’âme individuelle est éternelle en ce qu’elle participe de la divinité, et le monde, tel qu’il est, est abaissé, son ordre est relativisé car subordonné aux valeurs absolues de Dieu. Ce dualisme caractérise le christianisme à travers son histoire. Le christianisme ajoute un élément absent de la religion indienne : la fraternité humaine, née de la relation de chacun à Dieu. Tous les hommes sont membres du Christ. Louis Dumont résume le christianisme d’une formule :

L’émancipation de l’individu par une transcendance personnelle, et l’union d’individus-hors-du-monde en une communauté qui marche sur la terre mais qui a son cœur dans le ciel, voilà peut-être une formule passable du christianisme.

Une « communauté d’individus » commence alors son travail d’influence dans l’Empire romain.

L’ordre terrestre pressé par l’ordre divin
La vie mondaine, l’ordre de la terre, celui de César au début du christianisme, est englobé dans le monde divin qui lui est subordonné. Une pression est alors constamment exercée sur le monde par les valeurs extra-mondaines promues par le christianisme. Ce processus n’a qu’une fin : que l’hétérogénéité qui sépare le monde terrestre et le monde divin s’évanouisse. Le monde subit un travail de transformation à partir des valeurs extra-mondaines. La vie dans le monde pourra alors être conçue comme vivable selon les valeurs de « l’individu-hors-du-monde ».

L’influence décisive de Saint Augustin
Avec Saint Augustin, la relation des chrétiens au monde change. Les chrétiens considéraient jusque là le monde comme opposé à Dieu et à « l’individu-en-relation-à-Dieu ». Le travail d’influence était indirect. Augustin réclame que le monde (et l’État) soit jugé du point de vue transcendant, des valeurs extra-mondaines. Cette « prétention théocratique » est une étape supplémentaire dans l’application des valeurs supra-mondaines au monde. L’État est à l’Église comme le monde est à Dieu. Commence alors l’ère moderne, « qu’on peut voir comme un effort gigantesque pour réduire l’abîme initialement donné entre la raison et l’expérience ».

L’influence décisive de la papauté dans le processus d’individualisation
La transformation de la papauté en pouvoir territorial qui exerce sa souveraineté sur des terres (comme la donation de Constantin, sous Charlemagne, essaie de le légitimer) est un moment de transformation radicale des rapports entre ordre divin et ordre terrestre. En effet, l’Église revendique désormais un pouvoir politique : le représentant du supra-mondain prétend désormais régner directement sur le monde par l’intermédiaire de l’Église, qui atteint un degré d’immanence jamais atteint. L’individu chrétien se trouve plus impliqué que jamais dans le monde par cette nouvelle configuration. L’Église devient plus mondaine et, en regard, le domaine politique participe désormais plus directement de valeurs absolues et universalistes. Une virtualité nouvelle naît : une unité politique particulière pourra à son tour émerger comme porteuse de valeurs absolues : ce sera l’État moderne.

Et tel est l’État moderne, car il n’est pas en continuité avec d’autres formes politiques ; il est une Église transformée, comme on le voit dans le fait qu’il n’est pas constitué de différents ordres ou fonctions mais d’individus […]

Parallèle à l’incarnation du Seigneur (en Christ), les valeurs absolues s’incarnent progressivement dans le monde par le christianisme qui les avait initialement réservées à « l’individu-hors-du-monde » et à son Église.

Calvin et l’invidualisme : l’individu-dans-le-monde

Dumont termine son exposé avec un épilogue sur Calvin, qu’il considère comme le représentant du stade terminal du processus de rapprochement du ciel et de la terre par le christianisme : dans la théocratie de Calvin, l’élément mondain antagonique disparaît entièrement. Le champ est absolument unifié : l’individu est maintenant dans le monde, et la valeur individualiste règne sans restriction ni limitation. Nous avons devant nous l’individu-dans-le-monde.

L’individualisme par l’élection divine
Luther avait déjà attaqué la médiation institutionnalisée de Dieu dans l’Église. Mais Calvin approfondit cette »chasse de Dieu hors du monde » en faisant de Dieu un Dieu de majesté et de volonté. Pour Luther, Dieu est accessible à la conscience individuelle par la foi, l’amour et la raison. Chez Calvin, l’amour est à l’arrière-plan et la raison ne s’applique qu’à ce monde. Le Dieu de Calvin est un Dieu de volonté : l’homme est complètement impuissant à assurer son salut. Par l’action dans ce monde, l’individu élu de Dieu, absolu sujet de Dieu, contribue à la réalisation des dessins divins. Dans cette sujétion de l’élu à la grâce de Dieu, il y a la condition nécessaire de la légitimation de cette transition décisive vers l’individu-dans-le-monde. L’individu reconnaissait jusque-là dans le monde un facteur antagonique, un Autre qu’il fallait subordonner et englober. Calvin substitue à cette limitation la sujétion totale à la volonté divine. Il y a « intra-mondanité ascétique ». On incarne dans le monde social, le monde d’ici-bas, cet autre monde absolu et divin. Le royaume de Dieu est à construire sur terre par l’effort des élus. Voici pourquoi la volonté que nous appliquons au monde est hétérogène au monde : selon le mot de Descartes, nous sommes « maîtres et possesseurs de la nature ». Nous lui imposons nos valeurs extrinsèques. L’intra-mondanité introduite par Calvin est pour Dumont ce qui achève le processus de passage d’une société holiste à une société individualiste, initié par le christianisme : avec Calvin, l’Église englobant l’État a disparu comme institution holiste.

Dumont explique le droit naturel et la nation par l’individualisme

L’individualisme révèle l’ambiguïté du droit naturel. Pour Dumont, il met plus précisément en lumière la contradiction entre deux théories : alors que, dans l’Antiquité, le droit naturel était fondé sur un ordre naturel (le cosmos), il est, dans sa version moderne, le droit d’un individu pris isolément. Ces deux conceptions se retrouvent dans les deux contrats nécessaires à l’agglomération des individus dans une société : le contrat social qui établit une relation d’égalité, et le contrat politique qui établit la sujétion à un gouvernement. Or, il est difficile de concilier l’individualisme et l’autorité, l’égalité et les attributions du pouvoir. C’est pour résoudre cette ambiguïté que Hobbes, puis Rousseau ont réduit les deux contrats à un seul ; le premier en faisant du contrat de sujétion le point de départ de la vie sociale elle-même, le second en supprimant tout agent distinct de gouvernement grâce à sa conception de la volonté générale.

Jean-Jacques Rousseau a affronté la tâche grandiose et impossible […] de combiner la societas, idéale et abstraite, avec ce qu’il put sauver de l’universitas comme la mère nourricière de tous les êtres pensants

Essais sur l’individualisme

Il a cependant fallu attendre la première déception engendrée par l’individualisme des débuts de la Révolution française – explicite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 – pour retrouver le holisme des deux penseurs.

L’individualisme fonde l’idée de nation

Pour Dumont, la nation est fondée sur l’idéologie de l’individu, soit comme collection d’individus, soit comme individu au plan collectif. Dans la conception française, elle est la plus vaste approximation empirique de l’humanité qui soit accessible sur le plan de la vie réelle. En revanche, la nation allemande est un individu collectif qui a une identité spécifique, d’où la force de son sentiment holiste. Le nazisme, en particulier, a été le calque antithétique du socialo-communisme, la lutte des races remplaçant la lutte des classes. La défaite de 1918 ayant créé un profond traumatisme, l’État allemand avait pour de nombreux intellectuels une vocation de domination extérieure. Pour Hitler, plus précisément, il était nécessaire d’opposer une « conception du monde » à une autre « conception du monde », d’où la nécessité d’une idéologie au service d’une organisation de force. Pour autant, le darwinisme propre au nazisme impliquait bien l’individualisme :

Une représentation fort répandue du sens commun individualiste moderne, la « lutte de tous contre tous », a contraint Hitler à voir dans la race le seul fondement valable de la communauté globale et en général la seule cause de l’histoire. Le racisme résulte ici de la désagrégation de la représentation holiste par l’individualisme

Essais sur l’individualisme

L’individualisme allemand est donc en réalité une combinaison d’individualisme (culture, créations personnelles) et de holisme (communauté, État).

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