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Alain Supiot

Leçon inaugurale au Collège de France – Grandeur et misère de l’État social
La leçon inaugurale « Grandeur et misère de l’État social » a été prononcée le 29 novembre 2012, dans le cadre de la chaire État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités. Juriste, Alain Supiot dirige la collection « Poids et mesures du monde » aux éditions Fayard. En 2012, il a été nommé professeur au Collège de France, titulaire de la chaire État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités.

Monsieur le Premier Ministre,
Monsieur l’Administrateur,
Chers collègues,
Mesdames et Messieurs,

De 1612 à 1919, le droit n’a cessé d’être enseigné au Collège de France. Après une interruption de soixante-dix ans, cet enseignement a repris avec la chaire de Droit international, occupée par René-Jean Dupuy, puis celle que Mireille Delmas-Marty a consacrée aux Études juridiques comparatives et à l’internationalisation du droit. C’est la poursuite de cette longue tradition que l’Assemblée des professeurs a décidé de me confier. Je ne saurais trop vous dire, mes chers collègues, ma gratitude pour la confiance que vous m’avez témoignée, en même temps que ma sourde inquiétude face à cette lourde responsabilité. « C’est au sommet de la montagne que commence l’ascension » me répète à l’oreille Khalil Gibran. Cet avertissement du poète, je le prends d’autant plus au sérieux que la chaire que nous inaugurons ce soir ne porte sur aucune des trois grandes matières juridiques qui ont été enseignées au Collège de France depuis sa création. Bien qu’il ait des liens avec ces différentes disciplines, son objet propre n’est ni le droit canon, ni le droit international, ni le droit comparé, mais ce que d’un vocable très élastique on appelle « le droit social ». Épaisse forêt de règles disparates qui a poussé avec la révolution industrielle et dont certains annoncent aujourd’hui l’inexorable étiolement. Se trompent-ils ? Certainement non s’ils veulent dire que l’État social n’est qu’un moment dans la longue histoire des solidarités humaines, et que les formes, au demeurant diverses qu’il a pu prendre, ne sont ni assurées ni définitives. Mais ils se trompent certainement s’ils pensent que la justice sociale est une question dépassée. Le doyen Carbonnier, qui a guidé mes premiers pas de chercheur, a pu ainsi écrire que « le seul droit absolument indispensable, c’est le droit du travail, soit le droit social au sens général du terme ».

Ainsi que François Ewald l’a montré de façon convaincante, l’État social est né, à la charnière des XIXe-XXe siècle, avec l’adoption dans tous les pays occidentaux d’un nouveau régime de responsabilité des accidents du travail. L’un des témoins les plus méconnus et les plus perspicaces de ce tournant juridique a été Franz Kafka, qui consacra toute sa vie professionnelle à la mise en œuvre de la loi sur les accidents du travail que l’Autriche-Hongrie avait ainsi adoptée dès 1887. Ses études de droit lui avaient laissé un souvenir contrasté : « je me suis nourri spirituellement, écrit-il à son père, d’une sciure de bois que, pour comble, des milliers de bouches avaient déjà mâchée pour moi. Mais en un sens, c’était justement cela qui était à mon goût ». Deux ans après avoir soutenu sa thèse, Kafka entra en 1908 au service des « Assurances ouvrières contre les accidents pour le royaume de Bohême ». Visitant des usines, recevant des hommes mutilés par le travail, luttant avec une bureaucratie s’ingéniant à ne pas les indemniser, il fit quotidiennement l’expérience de l’injustice. Cette expérience ne l’a pas seulement conduit à défendre dans ses écrits juridiques une interprétation large du champ d’application de la loi de 1887. Elle a aussi puissamment irrigué son œuvre littéraire. Son ami Max Brod rapporte que Kafka « se sentait violemment remué dans ses sentiments de solidarité sociale lorsqu’il voyait les mutilations que les ouvriers s’étaient attirées par suite de déficience des appareils de sécurité. “Comme ces hommes-là sont humbles, lui confia-t-il un jour avec un regard fixe. Au lieu de prendre la maison d’assaut et de tout mettre à sac, ils viennent nous solliciter” ».

Cette remarque en dit long sur la lucidité de Kafka quant aux limites des assurances sociales naissantes. L’indemnisation des accidents du travail était le prix à payer pour le traitement des déchets humains de l’entreprise industrielle, prix calculé au plus juste tant est grande la résignation des faibles vis-à-vis des forts, tant est enracinée la soumission des gens du village aux messieurs du Château. Elle en dit long aussi sur les enjeux du droit social, sur la nécessité des barrières qu’il érige pour éviter que trop d’injustice n’ouvre les vannes du désir aveugle de « tout mettre à sac ». Les massacres déments de la première moitié du XXe siècle ont montré ce qu’il advient lorsque une paupérisation massive est imputée à des boucs émissaires, et nourrit la haine de l’autre : haine nationale ou raciale, haine de classe ou haine religieuse. À deux reprises, à l’issue de la Première, puis de la Seconde Guerre mondiale, d’abord dans la Constitution de l’Organisation internationale du travail (OIT) en 1919, puis dans la Déclaration de Philadelphie en 1944, la communauté internationale s’est efforcée de tirer les leçons de ces expériences, en affirmant solennellement qu’ « il n’est pas de paix durable sans justice sociale ».

Que l’injustice soit le ferment de la violence, voilà qui est facile à admettre. Mais c’est ici que les difficultés commencent. Elles sont de deux ordres — théorique et politique — qu’Aristote distinguait et hiérarchisait déjà soigneusement : « En ce qui touche l’égal et le juste, écrit-il dans La Politique, même s’il est difficile de découvrir la vérité à leur sujet, il est cependant plus aisé de l’atteindre que d’y amener par la persuasion ceux qui ont le pouvoir de se tailler la part du lion : car toujours ce sont les plus faibles qui recherchent l’égalité et la justice, alors que la classe dominante n’en prend aucun souci. » À supposer même que soit levé cet obstacle politique, la seule observation des faits serait impuissante à découvrir les règles d’une juste répartition des biens et des places. Car contrairement à une métaphore biologique aussi ancienne que trompeuse, la régulation n’a pas le même sens s’agissant d’un organisme vivant ou d’une société humaine. En médecine, ainsi que l’a observé Georges Canguilhem, on s’accorde sans peine sur ce qu’est le bien — c’est la santé —, et c’est le mal qui fait problème : l’identification des maladies et de leurs causes. Au contraire, dans la société, on s’accorde assez facilement sur les maux qu’il faut conjurer — la misère, le mensonge ou la violence — mais c’est la définition de ce qu’est un ordre idéal qui ne va pas de soi. Tandis que la norme de fonctionnement de l’organisme s’identifie à son existence même, une société doit, pour exister et se maintenir, poser cette norme en dehors d’elle-même. Hans Kelsen a parfaitement perçu cette extériorité de la norme fondamentale, mais cela l’a conduit aux impasses d’une théorie purement formaliste du droit, rendue aveugle aux valeurs qui l’animent et aux faits qu’il régit. Comment échapper à cette impasse sans tomber dans celle d’un scientisme qui prétendrait trouver dans l’observation de l’être la réponse à la question du devoir être ?

Aussi différentes soient-elles, ces deux impasses procèdent d’un même refoulement positiviste, que l’œuvre de Pierre Legendre a mis en pleine lumière : le refoulement par la modernité occidentale de ses propres bases dogmatiques. Cette œuvre marque dans la pensée juridique un tournant dont l’ampleur ne se révélera qu’avec le temps. Car il nous faudra du temps pour admettre qu’en Occident comme ailleurs, l’institution de l’homme et de la société repose sur des prémisses indémontrables, qui relèvent de la fiducie et non du calcul. Du temps aussi pour tirer tout le parti heuristique du concept d’espaces dogmatiques industriels, sans lequel on ne peut accéder aux soubassements institutionnels de la globalisation. Ces découvertes décisives, puis les liens d’amitié filiale noués avec leur auteur, ont marqué profondément mon itinéraire universitaire. Ma dette à votre égard, cher Pierre Legendre, est trop considérable pour que je puisse espérer m’en acquitter un jour, mais c’est justice de la reconnaître publiquement en ces lieux.

Une métaphore ancienne représente la Justice comme la mère des lois. Elle est cette origine dont notre humanité orpheline postule l’existence sans jamais pouvoir y faire retour. Pour le dire dans les termes du gardien de la première porte de la Loi, dans le seul passage du Procès que Kafka ait publié de son vivant, il n’est pas possible d’entrer dans la Loi, d’accéder à ce qui serait sa raison ultime. Franchirait-on cette première porte, qu’une infinité d’autres continueraient de nous en séparer, de même qu’une série indéfinie d’axiomes, ajoutés les uns après les autres, ne saurait faire échapper un système formel à une part irréductible d’incalculable. Bien sûr nous savons depuis Montesquieu que l’esprit des lois est lié aux caractéristiques du milieu où s’inscrit chaque société, et qu’il diffère donc nécessairement d’un lieu et d’une époque à une autre. Mais il ne s’agit nullement d’un lien de causalité mécanique, si bien qu’un même milieu peut voir germer des représentations différentes du devoir. La science est impuissante à fonder un ordre juridique. Les principes sur lesquels repose un tel ordre sont affirmés et célébrés, mais non pas démontrés ni démontrables.

On comprend dès lors pourquoi cette fondation a été pendant si longtemps et dans de si nombreux pays de nature religieuse. Elle le demeure ou le redevient dans certains d’entre eux, dont le législateur se réclame de ce que l’actuelle Constitution iranienne nomme « la Révélation divine et son rôle fondamental dans l’énonciation des lois ». Et, là même où la source des lois n’est plus imputée à la volonté inscrutable d’un Dieu unique, on est tenté de lire dans le Grand Livre de la nature ce que l’on ne recherche plus dans les Livres sacrés. Les lois de la biologie, les lois de l’histoire, les lois de l’économie ont été et continuent d’être invoquées, à la fois comme explication dernière du fonctionnement des sociétés humaines et comme prescription suprême s’imposant au droit positif. Dans de nombreux pays — en Amérique et en Europe du Nord — des législations eugénistes ou raciales ont ainsi été adoptées au nom de la biologie avant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, à la faveur des noces du communisme et du capitalisme, c’est plutôt la science économique qui se trouve menacée d’être érigée en mère des lois. Mais encore récemment, certains ont cru de bonne foi avoir trouvé dans le Grand Livre du génome la preuve du principe d’égalité, oubliant que l’égale dignité des hommes proclamée au sortir de cette guerre n’est pas suspendue aux représentations successives de la vérité biologique.

Trop rigoureux dans son travail de recherche pour penser l’économie sur ce mode dogmatique, Roger Guesnerie soulignait dans sa leçon inaugurale que la compréhension de la dimension sociale des enjeux économiques a besoin du regard croisé de toutes les sciences de l’homme et doit se garder aussi bien de « la réflexion ésotérique sur des mondes imaginaires » que du « traitement irréfléchi des données ». Je ne saurais trop le remercier du temps qu’il a consacré sans compter à la présentation de cette nouvelle chaire. Grande est aussi ma gratitude pour les membres du Collège de France qui m’ont encouragé à les rejoindre. Les portes de cette illustre maison ne sont pas de celles que j’aurais envisagé de franchir, s’ils ne m’avaient prêté des talents que je ne parviens toujours pas à me reconnaître. Je dois rendre un hommage tout particulier à Mireille Delmas-Marty, dont j’ai découvert à cette occasion la généreuse personnalité et la tranquille détermination. Ma reconnaissance pour ses encouragements et ses conseils avisés s’ajoute à la dette intellectuelle que je partage avec tous les lecteurs de ses travaux pionniers sur l’internationalisation du droit. Mes remerciements vont aussi à Roger Chartier et à Jean-Noël Robert, dont l’amical soutien me fut un puissant viatique, ainsi qu’à Anne Cheng, Pierre-Étienne Will, Marc Fontecave et Philippe Kourilsky, pour le vif intérêt qu’ils témoignèrent à la création de cette nouvelle chaire.

L’intitulé de celle-ci — « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités » — désigne à la fois un objet et une méthode. S’il est un peu long, c’est parce que cet objet ne se laisse pas enfermer dans les frontières sûres et reconnues d’une « branche » du droit, et que sa compréhension suppose d’envisager ce dernier comme un outil d’analyse des sociétés, et non pas seulement comme un système établi de règles. Ce que l’État social nous donne à voir, c’est tout à la fois l’armature de solidarités qui en un siècle ont profondément transformé nos manières de vivre ensemble, et le jeu de forces puissantes qui ébranlent cet édifice institutionnel et menacent de le mettre à bas. Ce sont ces forces qu’il s’agira d’essayer de comprendre, ainsi que leur impact prévisible. Mais avant d’en venir à la misère qui accable aujourd’hui l’État social, il faut commencer par prendre la mesure de sa grandeur historique et institutionnelle.

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Commençons donc par cette grandeur. On ne saurait en prendre l’exacte mesure en se cantonnant au seul « droit social », du nom de cette branche du droit qui, en France tout au moins, englobe le droit du travail, le droit de la sécurité sociale et le droit de l’aide sociale. Sous ce sens technique, il ne contient qu’une partie des règles relevant de l’idée compréhensive du droit social avancée par Georges Gurvitch dans sa thèse en 1932. Et il exclut de nombreux dispositifs qui participent de l’État social mais relèvent techniquement du droit public, tels le droit fiscal, le droit de l’éducation ou celui du logement.

La notion d’État social en revanche désigne une qualité constitutive de l’État contemporain et non pas un simple compartiment du droit positif. La France se définit ainsi dans l’article 1er de sa Constitution comme « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » ; la République fédérale d’Allemagne comme un « État fédéral démocratique et social » ; la Fédération de Russie comme « un État social, dont la politique vise à établir des conditions assurant une vie digne et un libre développement de l’homme » ; la République de Turquie comme un « État de droit démo­cratique, laïque et social » ; la République algérienne comme un « État fondé sur les principes d’organisation démocratique et de justice sociale ». D’autres textes constitutionnels — par exemple en Inde, au Brésil ou en Afrique du Sud — font de la justice sociale l’un des premiers ou le premier fondement de l’ordre juridique national. Ne pas définir l’État comme « social », ou par référence au principe de justice sociale, est donc de par le monde l’exception plutôt que la règle.

Comment situer cet État social dans l’histoire de l’État ? Nous savons, notamment grâce aux travaux d’Ernst Kantorowicz, de Harold Berman et de Pierre Legendre, que l’État n’est pas une forme institutionnelle intemporelle et universelle, mais une invention des juristes pontificaux des XIe-XIIIe siècles. Ces travaux ont rompu avec une légende encore tenace qui place les temps modernes dans la filiation directe de l’Antiquité gréco-romaine et escamote le creuset médiéval dont ils sont issus. L’idée d’un État immortel trouve ses origines dans celle de corps mystique. Inventé sur le modèle des anges, qui ont un commencement mais pas de fin, cet Être immortel a connu depuis sa naissance trois métamorphoses. La première date de la Réforme protestante, qui a donné le jour à des pouvoirs souverains émancipés du pape, mais non de toute référence spirituelle. La seconde — inaugurée en France par la Révolution de 1789 — a vu disparaître cet équilibre entre pouvoir temporel et autorité spirituelle, conférant à l’État une toute-puissance qu’on s’est efforcé de contenir en organisant la séparation de ses pouvoirs. La troisième métamorphose a répondu à la crise de légitimité qui a frappé cet Être tout-puissant, lorsqu’avec l’essor du capitalisme industriel et du positivisme scientifique, on a commencé d’y voir un simple instrument d’administration ou de domination. C’est cette crise qui a donné le jour à l’État social.

Il faut, pour comprendre ce moment fondateur, faire un détour par l’anthropologie physique. Comme l’a montré André Leroi-Gourhan, l’usage des outils et l’accès au langage ont précipité les primates que nous sommes dans un univers symbolique, qu’il nous faut accorder à nos conditions physiques d’existence. Mais tandis que le langage est une donnée stable de la condition humaine, il n’en va pas de même des outils, qui n’ont cessé d’étendre ce qu’Augustin Berque appelle notre « corps médial » : celui qui s’extériorise dans la technique et transforme nos conditions de vie. Aussi l’homme doit-il faire face à la séparation croissante entre la stabilité de son corps biologique, dont la transformation se situe à l’échelle des temps géologiques, et l’évolution de ses outils, liée au rythme des générations successives. Selon Leroi-Gourhan : « Une accommodation était indispensable pour que l’espèce survive, accommodation qui n’intéresse pas seulement les habitudes techniques mais qui, à chaque mutation, entraîne la refonte des lois de groupement des individus […]. L’humanité conclut-il, change un peu d’espèce chaque fois qu’elle change à la fois d’outils et d’institutions. »

L’État social est né d’une mutation de ce type. La révolution industrielle avait soumis en un siècle le travail humain à des transformations d’une ampleur inédite à l’échelle des temps historiques. Transformation technique d’une part, avec la puissance décuplée de machines à vapeur, qui exposaient à de nouveaux risques physiques l’armée d’ouvriers requis par leur fonctionnement. Transformation juridique d’autre part, avec l’essor du louage de services, qui traitait le travail comme une chose librement négociable, séparée de la personne humaine. La combinaison de ces deux facteurs s’est révélée mortifère pour les nouvelles classes laborieuses, au point de mettre en péril la reproduction de la population ouvrière des pays industriels. Le droit social est apparu pour conjurer ce péril, comme technique d’humanisation de la technique. Protégeant la santé et la sécurité physique et économique sur le temps long de la vie humaine, il a servi à domestiquer les machines, à les mettre au service du mieux-être des hommes au lieu qu’elles mettent leur vie en péril. Et d’un même pas, il a rendu économiquement et politiquement durable l’exploitation du travail comme une marchandise.

Son essor s’est accompagné d’une remise en question plus générale de la conception de l’État. Les régimes totalitaires ont projeté sur l’État le modèle de la machine, pour en faire un simple outil entre les mains d’un parti unique agissant au nom de lois prétendument scientifiques de la vie en société. La réponse des pays démocratiques a consisté au contraire à restaurer sa légitimité sur des bases nouvelles. Au lieu qu’il soit seulement en charge du gouvernement des hommes, qu’il incarne une puissance qui les domine, l’État s’est fait serviteur de leur bien-être, prenant le visage de ce qui a été appelé selon les contextes État providence, Welfare State, Sozialstaat ou République sociale. Toutes formulations qui s’inscrivent dans la notion générique d’État social. S’il est permis d’y voir la grande invention institutionnelle du XXe siècle, c’est parce qu’il a modifié l’ordre juridique libéral sur deux points essentiels.

Le premier a consisté à insérer dans la mécanique de haute précision qu’est le droit des obligations, la prise en considération des dimensions physique et générationnelle de la vie humaine. Le travail est inséparable de celui qui travaille et c’est pourquoi, jusqu’à l’avènement du capitalisme, son régime juridique avait toujours dépendu du statut personnel de ce dernier. Pour que le travail, et non son produit, puisse être traité comme l’objet d’un contrat, autrement dit pour instituer un marché du travail, il faut disjoindre le couple psyché/soma pour y introduire un rapport de propriété de l’homme sur son propre corps. John Locke voyait dans cette propriété de soi le fondement naturel, biologique, du droit de propriété sur les choses. Une telle disjonction correspond dans l’ordre juridique à celle qui intervient dans l’ordre scientifique, lorsque l’esprit du savant regarde le corps humain comme un pur objet. Maurice Merleau-Ponty a montré les limites de cette objectivation, qui annihile l’expérience que chacun a de son propre corps. Cette expérience est celle d’un rapport à soi-même, qui relève de l’être et non de l’avoir. D’où le conseil avisé de Ludwig Wittgenstein : « À qui dit “j’ai un corps”, il faut demander “qui parle avec cette bouche ?” ».

Dans la réalité du travail, la disjonction du sujet et de l’objet est donc matériellement impraticable. Aussi ne peut-on faire du travail l’objet d’un contrat que par le recours à des fictions juridiques. L’esclavage en est une, qui consiste à faire comme si le travailleur n’était pas un sujet, mais un objet à louer ou à vendre. Le louage de services en est une autre qui consiste à faire comme si le travailleur était à la fois sujet et objet du contrat. L’utilisateur du travail est alors libéré de la charge de l’entretien du travailleur tout au long de sa vie. C’est pourquoi cette fiction est nécessaire au capitalisme, dont le propre, ainsi que l’a montré Karl Polanyi, est de traiter le travail, la terre et la monnaie comme des produits marchands. Pour rendre cette fiction tenable, il a fallu insérer dans l’enveloppe contractuelle du louage de services un statut protégeant la survie physique et économique des ouvriers, donnant ainsi naissance au contrat de travail. L’essor de ce statut salarial a conduit à une résurgence juridique des formes non contractuelles de l’échange, telles les solidarités intergénérationnelles établies par les régimes de retraite par répartition, qui instituent une dette de vie à l’égard de la génération antérieure. Plus généralement, le droit social a été à l’origine de la consécration, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, du principe de dignité humaine, qui a précisément eu pour objet de réintégrer nos besoins physiques dans l’orbe des Droits de l’homme.

Le second apport capital de l’État social a été d’ajouter à l’ordre juridique une nouvelle dimension — celle de l’autodétermination collective — qui ne se confond ni avec la dimension horizontale des rapports de droit privé, ni avec la dimension verticale des rapports de droit public. La reconnaissance de cette dimension collective permet de faire procéder la règle de droit de la libre association des individus, des conflits d’intérêts qui les opposent et des compromis auxquels ils parviennent. Au lieu de se contenter de fixer lui-même les règles du jeu social, l’État permet ainsi aux joueurs de modifier certaines de ces règles, au cours d’une partie dont l’enjeu est d’approcher au plus près une juste répartition des richesses. La Justice n’apparaît plus alors comme un idéal suspendu dans le ciel des idées et justifiant une distribution stable des biens et des places, mais comme un horizon pour l’action, comme l’objectif assigné à ce qu’une formule fameuse du Digeste appelait déjà la « volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui est dû » et que la Déclaration de Philadelphie déclare être le « but central de toute politique nationale et internationale ». Pour entretenir ce mouvement perpétuel, l’État social concède aux citoyens un droit à la contestation du droit et fait place à des mécanismes de représentation et de négociation collective, qui convertissent en règles nouvelles l’énergie à l’œuvre dans les conflits. La place ainsi concédée aux libertés collectives dans l’élaboration du droit est le trait le plus distinctif de l’État social tandis que le refus de ces libertés est au contraire le trait commun de l’État gendarme de facture libérale et des États dictatoriaux de type communiste, fasciste ou corporatiste.

L’invention de l’État social n’a pas été l’affaire des seuls juristes, mais a beaucoup emprunté aux sciences sociales naissantes, dont on pensait qu’elles étaient à même de donner une base solide à une juste organisation de la société. Le Collège de France a contribué à cette entreprise durant la première moitié du XXe siècle par la création de plusieurs chaires consacrées à l’histoire du travail, à la prévoyance et l’assistance sociales, ou à l’enseignement de la coopération. Sur le plan juridique, l’édification de l’État social a emprunté aussi bien aux traditions de common law que de droit continental. Chaque pays y a contribué pour une part, tout en s’inspirant de l’expérience des autres pour forger son propre modèle national.

L’Allemagne a joué un rôle pionnier pour des raisons qui tiennent davantage à sa culture juridique qu’à son stade de développement industriel. Dès la Réforme, le juriste calviniste Althusius (1557-1638), avait défendu une conception sociale du sujet de droit, membre de diverses communautés — professionnelle, familiale, territoriale — elles-mêmes englobées dans la communauté politique incarnée par l’État. Développées au XIXe siècle par Otto von Gierke, ces théories ont inspiré le modèle social allemand, qui a oscillé entre leur interprétation paternaliste et autoritaire, et leur interprétation démocratique. Le paternalisme a présidé à la politique de Bismarck, instaurant les premières assurances sociales pour cimenter l’unité de l’Allemagne. Mais c’est leur interprétation démocratique qui a conduit Hugo Sinzheimer à poser dès 1910, dans un article demeuré fameux, les bases du droit du travail moderne. Premier théoricien de l’autodétermination collective, ce grand juriste, qui de 1933 à sa mort a vécu aux Pays-Bas pour échapper aux nazis, a élaboré sous la République de Weimar les bases conceptuelles d’un État garant de la démocratie sociale, État qui n’a véritablement vu le jour qu’après la Seconde Guerre mondiale et demeure aujourd’hui encore le premier facteur de la prospérité économique allemande.

Si le droit du travail contemporain trouve ses racines doctrinales en Allemagne, c’est au Royaume-Uni en revanche qu’a été conçu le second pilier de l’État social moderne : l’instauration d’un système universel de sécurité sociale. Autant les Britanniques se sont peu souciés de conceptualiser leur droit du travail (c’est un élève de Sinzheimer — Otto Kahn-Freund — émigré en Grande-Bretagne pour fuir lui aussi le nazisme, qui s’est le premier attelé à cette tâche), autant ils ont été pionniers en matière de sécurité sociale. Il n’y a là aucun paradoxe : c’est parce qu’ils pensaient que les « relations industrielles » relevaient d’un marché du travail autorégulé par les employeurs et les syndicats que les Britanniques se sont toujours défiés de l’intervention de l’État en ce domaine. Et c’est pour la même raison qu’ils ont conçu un système universel de sécurité sociale, glissé comme un plancher sous l’économie de marché afin d’en faciliter le fonctionnement harmonieux.

C’est en France en revanche qu’a été édifiée la théorie des services publics, où l’on peut voir le troisième pilier de l’État social. L’un de ses principaux artisans fut Léon Duguit. Très influencé par Émile Durkheim, Duguit voyait dans la solidarité sociale une norme objective, qui s’imposait aux gouvernants, et dont l’État n’était qu’un mode de réalisation. Ainsi conçu, l’État trouvait dans le service public à la fois le fondement de sa légitimité et la limite de ses prérogatives. Une telle conception s’inscrivait dans la tradition française des grands serviteurs de l’État, de cette « noblesse d’État » mise en lumière il y a plus de quarante ans par Pierre Legendre dans son Histoire de l’administration. L’un des traits du modèle social français a été sa capacité de mettre les techniques du droit privé au service de missions d’intérêt général. Cette hybridation du public et du privé n’a pas seulement donné le jour aux services publics industriels et commerciaux. Elle se retrouve dans l’organisation de la sécurité sociale, qui associe les syndicats d’employeurs, de salariés et de médecins. Et elle se retrouve en droit du travail, avec les concepts d’ordre public social et de loi négociée. Hybridation féconde, mais réversible, car elle peut aussi permettre la captation des ressources publiques par des intérêts privés.

On ne saurait donc étudier sérieusement l’État social sans transgresser les barrières universitaires qui séparent le droit privé, le droit public et les sciences humaines, et c’est une telle transgression qu’entendaient commettre en 1938 les trois fondateurs de la revue Droit social : Pierre-Henri Teitgen, François de Menthon et Paul Durand. C’est dans cette filiation intellectuelle que se sont situés mes travaux de droit positif, et dans celle des maîtres de la génération suivante. Je suis particulièrement redevable à deux d’entre eux : Gérard Lyon-Caen, grand travailliste dont le soutien ne m’a jamais manqué et à la mémoire duquel je tiens à rendre ici hommage. Et Jean-Jacques Dupeyroux, qui a perçu le caractère révolutionnaire du droit de la sécurité sociale et a puissamment contribué à lui donner les bases théoriques qui lui manquaient.

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Cette petite histoire juridique de l’édification de l’État social donne une idée de sa grandeur : grandeur de ses responsabilités, grandeur des ressources considérables qu’il redistribue, grandeur des transformations qu’il a opérées dans nos manières de vivre ensemble. Mais ce souverain débonnaire, tolérant la contestation et répondant du bien-être de ses sujets, semble aujourd’hui frappé de misère. Exposé par l’ouverture de ses frontières commerciales à la concurrence du moins-disant social et fiscal et à des risques financiers systémiques, il voit ses ressources s’effriter en même temps que ses charges augmenter. Devenu débiteur universel, il engendre un peuple de créanciers qui ne se reconnaissent plus mutuellement solidaires et attendent de lui le remède à tous leurs maux. D’inquiétants docteurs se pressent à son chevet. Certains lui prescrivent saignée sur saignée, tandis que d’autres — parfois les mêmes — dressent déjà son acte de décès.

Plutôt que de cette médecine létale, c’est d’un diagnostic précis de l’État social dont nous avons aujourd’hui besoin. L’analyse juridique peut contribuer à l’établir, dès lors qu’on définit précisément en quoi elle consiste et ce qu’on peut en attendre. Comme l’indique l’étymologie du mot droit, celui-ci marque la direction qu’une société s’assigne. Et comme le suggère la métaphore médiévale du Sachsenspiegel — du droit comme miroir —, il est aussi l’image idéale où elle voudrait se reconnaître. Mais ni cette direction, ni cette image ne sont indépendantes des réalités du monde. La pérennité d’un système juridique dépend de sa capacité à relier les conditions concrètes d’existence de la société qu’il régit, avec l’imaginaire normatif qui spécifie cette société. C’est-à-dire de sa capacité à relier son être et son devoir être, et à canaliser la dynamique qu’ils entretiennent mutuellement. Dans la texture du droit s’impriment ainsi tout à la fois ce que les sociétés affrontent, ce qu’elles rêvent et ce qu’elles redoutent. Autrement dit, ce qui les fait agir.

Pour être féconde, l’analyse juridique ne doit donc se fermer ni à l’univers des faits, ni au ciel des valeurs, ni au monde des formes. Autrement dit, elle ne doit pas confondre objectivité et autosuffisance. « On trouve tout dans le corps du droit » écrivait ainsi déjà Accurse au XIIIe siècle. Cet enfermement disciplinaire, dont les juristes furent les champions, a fait école dans certaines sciences sociales, qui ont à leur tour prétendu tout contenir en leur sein. Tout, y compris le droit. Cela donne la réduction sociologique du droit à un instrument de pouvoir, ou sa réduction économique à un instrument d’allocation efficace des ressources. Bien sûr il existe dans toutes ces branches du savoir des courants qui ne cèdent pas à cette tentation hégémonique, mais se contentent d’œuvrer, chacun avec ses propres méthodes, à une meilleure intelligence de l’homme et de la société. L’analyse juridique doit être conduite dans cette perspective épistémologique, d’une contribution partielle à l’intelligibilité de phénomènes dont aucune science ne peut prétendre détenir toutes les clés, mais à laquelle toutes ont quelque chose à apporter. Ainsi conduite, elle permet d’éclairer, au delà de la normativité du droit, celle qui se trouve à l’œuvre dans les catégories de pensée qui en sont issues et irriguent, souvent à leur insu, toutes les sciences.

S’agissant de l’État social, une telle analyse doit aussi adopter une focale assez large pour situer cet édifice institutionnel dans l’histoire et la géographie des solidarités humaines. Le recours au concept de solidarité dans l’intitulé de la chaire pourrait ici prêter à question, tant il a partie liée avec l’histoire française de l’État-providence. Déjà en 1927, dans le cours qu’il lui a consacré au Collège de France, Charles Gide se demandait si ce concept n’était pas usé à force d’avoir trop servi. Il est certain qu’il doit une partie de son succès à sa capacité sulfureuse de transgresser la frontière qui sépare les faits du droit. Issue du droit romain et née en droit civil, la notion de solidarité a conquis en sociologie une place centrale, avant de faire retour, chargée de sens nouveaux, d’abord en droit social puis tout récemment dans la Charte européenne des droits fondamentaux. Lors de son apparition dans le vocabulaire juridique à la fin du XVIIe siècle, solidarité eut un moment pour synonyme le mot solidité, encore employé par Pothier dans son Traité des obligations en 1761. De fait, solidarité dans son sens le plus large désigne ce qui solidifie un groupe humain, sans préjuger de la nature et de la composition de la colle qui fait tenir ensemble les membres de ce groupe. Elle a ainsi une généralité et une neutralité que ne possèdent ni la notion de charité (et encore moins son avatar contemporain : le care), ni celle de fraternité (qui postule un ancêtre mythique). C’est la raison pour laquelle le concept de solidarité, bien que d’un maniement délicat, conserve une grande valeur heuristique pour étudier le sort de l’État social dans le contexte de ce que, d’un terme aussi imprécis qu’omniprésent, on appelle globalisation.

Ce nouveau contexte international est évidemment la cause la plus évidente de la déstabilisation de l’État social, même si ce n’est pas la seule. Le terme de globalisation entretient toutefois la confusion entre deux types de phénomènes qui se conjuguent en pratique mais sont de nature différente. D’une part des phénomènes structurels, tels que l’abolition des distances physiques dans la circulation des signes entre les hommes, ou leur commune exposition aux risques sanitaires ou écologiques engendrés par le développement technique. Ces phénomènes sont irréversibles et doivent être envisagés comme tels dans leur impact sur les transformations du travail et du lien social. D’autre part la libre circulation des capitaux et des marchandises, qui est un phénomène conjoncturel, qui procède de choix politiques réversibles et va de pair avec la surexploitation temporaire de ressources physiques non renouvelables. C’est la confusion de ces deux phénomènes qui conduit certains à voir dans la globalisation la manifestation d’une loi immanente, qui échapperait à toute prise politique ou juridique.

La langue française offre, avec la distinction qu’elle autorise entre globalisation et mondialisation, le moyen de mettre un peu de rigueur dans ce débat. Au sens premier du mot (où monde s’oppose à immonde, comme cosmos s’oppose à chaos), mondialiser consiste à rendre humainement vivable un univers physique : à faire de notre planète un lieu habitable. Autrement dit, mondialiser consiste à maîtriser les différentes dimensions du processus de globalisation. Maîtriser sa dimension technologique suppose d’adapter les formes juridiques d’organisation du travail héritées du monde industriel aux risques et aux opportunités engendrés par la révolution numérique. Maîtriser sa dimension commerciale suppose de concevoir un ordre juridique international qui interdise d’user de l’ouverture des frontières du commerce pour échapper aux devoirs de solidarité inhérents à la reconnaissance des droits économiques et sociaux.

L’État social est-il encore en mesure d’assurer cette maîtrise ou bien est-il condamné à céder la place à d’autres montages institutionnels ? C’est la question centrale que nous essaierons d’éclaircir en gardant en tête deux impératifs de méthode. Le premier est qu’une telle question oblige à sortir de la matrice juridique occidentale qui a engendré l’État social, pour s’ouvrir à d’autres façons d’instituer les solidarités humaines. Nous n’aurons sur ce point qu’à suivre la voie magistralement ouverte par les travaux que Mireille Delmas-Marty et Pierre-Étienne Will ont conduits au Collège de France sur la vision chinoise de l’institution, en s’efforçant de la prolonger vers d’autres horizons, notamment ceux de l’Inde, de l’Afrique et du monde arabe. Une telle ouverture est indispensable pour se déprendre de la foi naïve selon laquelle nos catégories de pensée seraient la raison écrite et auraient vocation à s’imposer partout. Et elle est nécessaire pour apercevoir cette autre face de l’État social : non pas celle d’un monument européen en péril, mais celle d’un projet d’avenir poursuivi sous des formes diverses par tous les grands pays émergents.

Le second impératif de méthode consiste à ne pas négliger les facteurs internes de déstabilisation de l’État social. Ce dernier est un enfant de la société industrielle. Il a grandi pour la servir et en a hérité deux traits qui le handicapent aujourd’hui lourdement.

Son premier handicap est d’avoir réduit le périmètre de la justice sociale à des mesures quantitatives, compensant en temps ou en argent une réification du travail jugée nécessaire dans son principe. Il faut, pour comprendre le sort ainsi réservé au travail, prendre la mesure de ce que Cornelius Castoriadis a appelé « l’institution imaginaire de la société ». Le droit, la science et l’art vont d’un même pas dans une civilisation donnée. Car l’homme marche à la poursuite des images qui l’habitent et le sens de ces images — y compris l’image scientifique du monde — est indissociable du sens de cette marche. Se représentant l’univers comme une horlogerie entièrement soumise aux lois de la physique classique, l’imaginaire industriel a métamorphosé les ouvriers en rouages d’une vaste machine productive. Suivant les préceptes de Taylor, ils ont été soumis, en terre capitaliste comme en terre communiste, à une organisation dite « scientifique » de leur travail, dont le premier principe était de leur interdire de penser. Le monde industriel a ainsi institué une division du travail entre ceux qui sont payés pour penser et ceux à qui on interdit de penser. C’est vainement que des philosophes ayant fait l’expérience de l’usine, comme Simone Weil, ou des artistes comme Charlie Chaplin ou Fritz Lang, ont dénoncé cette injustice fondamentale. La déshumanisation du travail étant considérée comme la rançon du progrès, le droit de l’emploi a institué l’échange de l’abdication de sa liberté par le salarié contre un minimum de sécurité physique et économique. Ainsi devenu aveugle aux réalités du travail, l’État social est incapable de faire face à leurs transformations.

Son second handicap est d’avoir conçu la solidarité elle-même sur le modèle d’une vaste machine anonyme de redistribution des richesses à l’échelle nationale. C’est ce qui a fait sa force. Libérant les individus de leurs liens d’allégeance personnelle et autorisant la mobilisation de ressources considérables et une grande agrégation des risques, la solidarité nationale a permis de faire face au délitement des solidarités de voisinage ou d’affinité, provoqué par l’urbanisation et l’industrialisation. Mais c’est aussi ce qui fait aujourd’hui une part de sa faiblesse, car cet anonymat attise l’individualisme en substituant au lien direct entre les personnes solidaires, un rapport impersonnel avec une machine bureaucratique. Selon qu’on se place du point de vue de ses prestations ou de celui de ses prélèvements, on y verra une sorte de manne céleste (une créance sans vrai débiteur), ou une espèce de racket (une dette sans vrai créancier). Entretenant l’individu dans l’illusion de son autosuffisance, l’État social sape les différentes formes de solidarité civile dont dépend pourtant sa propre solidité et semble ainsi condamné à devoir concéder au marché les services qu’il n’est plus capable de rendre.

L’avenir est ouvert et nul ne sait si l’État social parviendra, et moyennant quelles métamorphoses, à surmonter ses handicaps. Une analyse juridique rigoureuse peut toutefois servir à identifier et éclairer les questions non résolues qui se posent à lui. J’en évoquerai rapidement trois, qui occuperont mon travail de ces prochaines années.

La première concerne la crise du gouvernement par les lois. Avec la révolution numérique, c’est un nouvel imaginaire qui domine nos sociétés. L’objet fétiche, sur le modèle duquel le monde est conçu, n’est plus l’horloge et son jeu de forces mécaniques, mais l’ordinateur et sa puissance de calcul. Un tel monde est peuplé, non pas d’êtres subordonnés à des forces qui dictent leurs mouvements, mais d’êtres programmés, capables de rétroagir aux signaux qu’ils reçoivent. La volonté d’étendre l’organisation « scientifique » du travail à la société toute entière était déjà présente chez Lénine. Mais elle a désormais pour modèle les algorithmes de l’informatique et non plus les lois de la physique classique. Et elle n’est plus cantonnée aux exécutants, mais s’étend aux dirigeants et même aux chercheurs, dont les conditions de travail n’avaient pas été affectées par le taylorisme.

La révolution numérique va ainsi de pair avec celle qui s’observe en matière juridique, où l’idéal d’une gouvernance par les nombres tend à supplanter celui du gouvernement par les lois. La dernière expression en date de ce rêve cybernétique de mise en pilotage automatique des affaires humaines est le Traité pour la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union économique et monétaire en cours de ratification dans la zone euro. L’article 3 de ce traité instaure « un mécanisme de correction […] déclenché automatiquement » si des écarts importants sont constatés par rapport à un objectif chiffré de rétablissement des équilibres budgétaires. On n’attend donc plus des gouvernements qu’ils agissent dans le respect des lois européennes, mais qu’ils réagissent en temps réel à des signaux chiffrés. À toutes les échelles de l’organisation du travail — celles de l’individu, de l’entreprise et de la nation — se pose ainsi la question de la domestication par les hommes des nouvelles techniques immatérielles, qui peuvent aussi bien contribuer à libérer qu’à écraser leurs capacités de création. Les salariés, les entreprises et les États, sont aux prises avec un même processus de réification qui, étant humainement intenable, suscitera nécessairement des réponses juridiques nouvelles.

La deuxième question non résolue concerne l’essor des solidarités civiles. Cet essor est favorisé par la carence ou l’essoufflement de l’État social. L’Histoire montre que les époques de crise économique et politique font ressurgir des pactes d’amitié inspirés du modèle familial, telles ces frérèches observées dans le Languedoc du XVe siècle par Emmanuel Le Roy Ladurie, qui explique leur essor par l’incapacité des institutions publiques de fournir à l’individu la protection matérielle et morale qu’il est en droit d’en attendre. La perte de foi dans l’autorité tutélaire de l’État et sa capacité protectrice est un terreau favorable à l’éclosion des formes les plus diverses de solidarité, au premier rang desquelles les solidarités familiales ou territoriales, dont l’analyse économique nous montre le rôle crucial qu’elles continuent de jouer. Cette éclosion est encouragée par l’État lui-même lorsqu’il sous-traite ses fonctions sociales à des organisations religieuses ou caritatives, suivant un modèle aujourd’hui théorisé et pratiqué aux États-Unis. Elle se manifeste aussi dans tous les pays où les solidarités religieuses sont mobilisées pour faire face aux insuffisances ou à l’incurie sociale de l’État. Mais les affinités communautaires ne sont pas les seuls facteurs de solidarité civile. Celle-ci peut également procéder d’une libre association face aux risques ou au soutien de projets individuels ou collectifs. C’est le cas notamment de la tradition mutualiste, si importante dans la genèse du modèle social français. Son existence même est menacée par le droit européen, qui étend la notion d’activité économique aux institutions à but non lucratif et peine à reconnaître qu’il puisse exister entre l’État et le marché des formes d’association susceptibles d’échapper au droit de la concurrence. L’impact de cet essor des solidarités civiles sur l’État social est une question non résolue. Cet essor peut soulager la solidarité nationale et contribuer à restaurer sa force et sa légitimité. Mais il peut aussi saper ses bases et précipiter un mouvement général de repliement communautaire.

Je terminerai avec la troisième question, qui concerne les transformations de l’idée de justice sociale. Au lendemain de chacune des deux guerres mondiales, l’idée qui a prévalu était celle d’une juste redistribution des richesses. Depuis les années 1970, cet objectif a été soumis à la critique féroce des défenseurs d’un ordre spontané du marché. Ainsi, selon Friedrich Hayek, la justice sociale est un « mirage », car « les seuls liens qui maintiennent l’ensemble d’une Grande Société sont purement économiques […], ce sont les réseaux d’argent qui soudent la Grande Société ». La justice redistributive a aussi été soumise à la critique de ceux qui lui ont fait grief d’ignorer les discriminations fondées sur l’identité des personnes. Cette identité se construit dans un jeu de miroirs avec autrui et suppose d’être reconnue pour exister pleinement. Comme l’a montré Paul Ricœur, il ne suffit donc pas de pourvoir aux besoins matériels de l’être humain pour respecter sa dignité, il faut aussi satisfaire ce besoin de reconnaissance. Mais qu’est-ce qu’implique cette juste reconnaissance ? Pour certains, comme Charles Taylor ou Axel Honneth, elle implique un droit à la différence pour les « minorités » culturelles dans une société donnée. Pour d’autres, comme Nancy Fraser, elle implique au contraire une déstabilisation de toutes les identités instituées, déstabilisation censée rendre l’individu libre de se définir à tout moment lui-même. Héritière de la critique postmoderne de l’identité, cette dernière interprétation entend purger l’état civil de toute trace d’hétéronomie afin de faire advenir « un champ de différences multiples, dépolarisées, fluides et mouvantes ». Cette déstabilisation de l’état civil des personnes se conjugue avec celle de leur état professionnel, telle que promue depuis trente ans en droit du travail. Prenant la raison humaine pour un acquis, et non pour une construction toujours fragile, cette entreprise de désinstitution a aujourd’hui d’autant plus facilement l’oreille du législateur qu’il peine à assurer une juste distribution des richesses. Elle ne peut pourtant conduire qu’à la violence, tant il vrai, comme l’observait Castoriadis, que « l’institution de la société, qui est indissociablement aussi l’institution de l’individu social, est imposition à la psyché d’une organisation qui lui est essentiellement hétérogène ».

L’enfermement de la justice sociale dans les registres de la redistribution des biens ou de la reconnaissance des personnes est donc un piège dont il faudrait parvenir à sortir. La scène juridique ne se laisse pas réduire à cette dichotomie des personnes et des choses, mais fait aussi place à l’action, et donc au travail, qui inscrit les personnes dans l’univers des choses. À condition de n’être pas rabattu sur celui des animaux ou des machines, le travail n’est pas seulement le moyen de créer des richesses, il est aussi le lieu où l’être humain, confronté aux réalités du monde, fait l’apprentissage de la raison. La justice sociale implique de donner à chacun la possibilité de réaliser ce qu’il est dans ce qu’il fait, de forger sa personne dans l’épreuve du travail. L’une des caractéristiques de l’État social moderne est d’avoir exclu la division du travail du domaine de la justice, et son avenir dépendra de sa capacité à l’y réintégrer.

***

Monsieur le Premier Ministre,
Monsieur l’Administrateur,
Mes chers Collègues,
Mesdames et Messieurs,

L’État, selon le sens le plus primitif du mot status, est ce qui tient et fait tenir debout une société humaine. C’est pourquoi on a fini par le croire immortel. En d’autres civilisations, et dans quelques institutions dont la nôtre, ce sont les rites qui ne meurent jamais et soutiennent la succession des générations. L’étude des faits étant impuissante à combler le besoin qu’ont les hommes de prêter à leur vie et leur mort une signification commune, ces questions sont vouées à rester sans réponse scientifique. Nos institutions sont donc comme le pont dépeint par Kafka : une construction ancrée dans le sol des faits mais tendue au-dessus de ce vide de sens. Ce pont donne au cheminement humain son assise. Porteuses de sens, les institutions ne sont pas réflexives. Le pont, en se retournant sur lui-même, entraîne dans l’abîme l’homme dont il avait la charge. Ainsi pourrait-on expliquer que, dans la Rome antique le nom de pontifes — d’ingénieurs des ponts dirait-on aujourd’hui — ait été donné aux gardiens du temple sacré des lois. Et expliquer aussi l’irritante tendance des juristes à pontifier. À Hugues Guijon qui, il y a exactement 400 ans, inaugura la première chaire de droit du Collège de France, il fut ainsi reproché de « trop étendre l’autorité des papes, sans donner aucune preuve de ses assertions ». C’est heureusement un travers auquel l’étude de l’État social expose moins qu’une autre, tant est aujourd’hui évidente la fragilité de cet édifice.

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Autres interventions

On parle aujourd’hui indifféremment de réforme du marché du travail ou du droit du travail, comme si le marché s’identifiait au droit.

Alain Supiot : « La loi El Khomri attise la course au moins-disant social » – Mediapart, 3 mai 2016

L’organisation de la solidarité est une question d’avenir qui se pose en toute société et non un monument historique qu’on pourrait raser ou conserver en l’état.

Ni assurance, ni charité, la solidarité – Le Monde Diplomatique, novembre 2014

Il n’est donc pas surprenant que, entre autres prophéties millénaristes du XXe siècle finissant, le néolibéralisme ait annoncé la dissipation prochaine de ce que Friedrich Hayek a nommé le “mirage de la justice sociale”. Mais un demi-siècle plus tard, c’est bien plutôt « l’ordre spontané du marché » qui se révèle avoir été un mirage. Car le reflux des rapports de droit laisse le champ libre aux rapports de force. Trop d’injustices engendrent nécessairement, selon les termes de la Constitution de l’Organisation internationale du travail (OIT) adoptée il y a exactement un siècle, « un tel mécontentement que la paix et l’harmonie universelles sont mises en danger ». L’accroissement vertigineux des inégalités, l’abandon des classes populaires à la précarité et au déclassement, les migrations de masse de populations chassées par la misère ou la dévastation de la planète suscitent des colères et des violences protéiformes, qui nourrissent le retour de l’ethnonationalisme et de la xénophobie. Sévissant aujourd’hui dans la plupart des pays, à commencer par ceux qui furent les champions du néolibéralisme, la rage sourde engendrée par l’injustice sociale fait ressurgir partout le césarisme politique − fût-il de facture technocratique − et la dichotomie « ami-ennemi ». Se vérifie ainsi à nouveau le bien-fondé des dispositions du préambule de la Constitution de l’OIT et de la Déclaration de Philadelphie qui, tirant les leçons de la Première, puis de la Seconde Guerre mondiale, ont affirmé « qu’une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale ». Cette affirmation n’est pas l’expression d’un idéalisme désuet, mais le fruit des expériences les plus meurtrières qu’ait connues l’histoire humaine.

Leçon de clôture au Collège de France

Supiot : « La rage sourde engendrée par l’injustice fait ressurgir le césarisme » – Mediapart, 27 septembre 2019

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