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Communalité

La communalité chez les peuples originaires
(dans un dialogue multiple avec Noam Chomsky)
lundi 4 mars 2013, par Benjamín Maldonado Alvarado – La Voie du Jaguar

Ce texte de Benjamín Maldonado Alvarado, traduit et publié par la revue Dial, est une version modifiée de celui qui se trouve dans l’ouvrage collectif New World of Indigenous Resistance: Noam Chomsky with Voices from North, South and Central America [Le Nouveau Monde de la résistance indienne : Noam Chomsky en dialogue avec des voix d’Amérique du Nord, d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud] (San Francisco, City Lights, 2010), coordonné par Lois Meyer et Benjamín Maldonado Alvarado[1]. L’ouvrage consiste en une compilation de trois entretiens avec Noam Chomsky sur la communalité, l’éducation et des thèmes ethnopolitiques, commentée par des activistes et des intellectuels du continent.

La communalité, une synthèse

Nous utilisons le terme « communalité » pour désigner le mode de vie communal caractéristique des peuples originaires. Nous faisons référence en particulier à l’idée développée dans l’Oaxaca durant les premières luttes ethnopolitiques lors de l’émergence du mouvement indien dans la région en 1980. Cette idée a été formulée par deux anthropologues natifs de l’Oaxaca, membres des peuples originaires zapotèque et ayuuk (ou mixe), et reprise par de nombreux universitaires et activistes[2]. Son postulat d’origine est que la vie collective est constituée de quatre aspects principaux : le pouvoir communal (l’assemblée générale de la communauté comme organe suprême et le système de charges et services obligatoires et gratuits) ; le travail communal (au service de la communauté, appelé tequio, et de la famille, baptisé guelaguetza, gueza ou gozona, c’est-à-dire « entraide ») ; le territoire communal (l’espace collectif et sacralisé où s’exerce le pouvoir) ; le divertissement communal (les fêtes comme une célébration cyclique de la vie communale).

Il me semble que nous pouvons élargir cette perspective et affirmer que la communalité se compose de trois éléments : une structure, un mode de vie et une mentalité.

La structure est la communauté, c’est-à-dire, dans le cas des peuples originaires, un groupe de familles issues d’une matrice linguistique et culturelle commune qui forment entre elles un tissu social dense et resserré, fondé sur les liens de parenté directe, de parenté rituelle ou de compérage, et de réciprocité.

Le mode de vie est celui décrit dans ses quatre aspects : pouvoir, travail, territoire et fête. La communalité se vit au sein d’une structure communautaire et ne prend tout son sens, toute sa cohérence sociopolitique, qu’au sein de celle-ci.

La mentalité est l’idéologie propre, le sens rationnel avec lequel est conçue la vie collective. C’est à partir de la mentalité communale partagée par les membres de la communauté, qu’elle façonne en les faisant participer à la vie communale, qu’historiquement, les peuples originaires ont pu resignifier des structures de domination comme l’Église ou la municipalité pour intégrer lesdites institutions dans leur logique et neutraliser autant que possible leurs effets colonialistes et ethnocides[3].

Ces trois éléments sont intimement liés et ne peuvent exister l’un sans l’autre. En effet, la vie communautaire n’est pas viable hors d’une structure communautaire ou lorsqu’elle est guidée par une mentalité individualiste. De même, une structure communautaire sans vie communautaire n’a aucun sens.

C’est la communauté qui a incubé la résistance des peuples originaires grâce au puissant refuge que constituent l’organisation communale et sa mentalité. Or la résistance n’est pas une fin, mais un moyen. Rien ne sert de vivre en permanence en résistance; il serait absurde de ne résister que pour s’habituer à vivre à jamais sous le joug du colonialisme. Ce qu’il faut, c’est trouver, dans la résistance, des formes de libération à partir de ce qui est propre. Et pour la libération des peuples originaires en lutte contre la domination colonialiste des États-nations, l’espace le mieux adapté n’est pas la communauté, mais la grande communauté, c’est-à-dire l’ensemble des communautés appartenant à une même culture et qui composent un peuple originaire. La mentalité communale doit pouvoir montrer les manières de projeter la communauté au peuple et jeter les bases de l’autonomie à partir de cette figure intraculturelle qu’est le peuple originaire[4].

L’articulation entre peuples, la solidarité dans une lutte commune de résistance ou la réciprocité comme construction de tissu social entre les peuples sont l’espoir et la garantie d’une solidité dans la construction de mondes nouveaux.

Cette synthèse rapide sur la communalité permet de mieux situer nombre des points et intérêts du dialogue établi entre des voix lucides de l’Amérique profonde et Noam Chomsky, le grand linguiste critique des formes de domination et, manifestement, allié des peuples originaires.

Conversation avec la communalité originaire[5]

Noam Chomsky confie dans son troisième entretien avec Lois Meyer son enthousiasme pour la récupération de la vie communautaire grâce à diverses stratégies. Il se félicite du fait que la volonté de vie communale, et donc de renforcement et de regain de la communalité, reste vive parmi les peuples originaires. Il voit matière à réflexion dans la profondeur du fait que, « en de nombreux lieux du continent, les peuples originaires ont conservé leurs traditions, cherchent à les revivre et à les valoriser », en citant sa propre participation à des expériences de valorisation de la dimension communautaire, qu’il considère comme positives, mais plutôt confinées. « Je constate avec plaisir que l’Amérique latine va bien plus loin », affirme-t-il. Autrement dit que la dimension communautaire y est bien plus ancrée et répandue qu’ailleurs.

Cela dit, il tombe aussi, comme de nombreux habitants de l’Oaxaca, du Mexique ou du continent, dans la vision erronée d’une dimension communautaire qui se réduit, ou cherche à se réduire inévitablement à l’échelon local, voire pire, lorsque l’on en arrive à penser que la dimension communautaire implique l’exclusion de ce qui est extérieur, mondial, qui est pourtant précieux, utile et nécessaire. Comme si toute personne appréciant la dimension communautaire et luttant pour son renforcement cherchait obligatoirement à isoler les siens du reste du monde pour s’enfermer dans un univers fantasmé où les maux n’existeraient pas. Selon le même principe, lorsqu’il s’interroge sur les moyens d’harmoniser, dans l’éducation, la dimension communautaire et la dimension mondiale, il parvient inévitablement à la conclusion importante qu’ « une communauté ne cherchant qu’à se reproduire en vase clos finit par perdre sa jeunesse ». C’est un fait, et c’est précisément là tout l’enjeu de l’éducation communautaire : faire en sorte que la dimension communautaire se reproduise sans perdre (ou continuer à perdre) sa jeunesse. L’isolement ou le purisme communautaire ne vient pas à l’idée des communalistes. Ce qui les préoccupe, c’est la nécessité que les leurs puissent circuler d’un continent à l’autre en emportant leur identité et un puissant sentiment d’appartenance à leur communauté, sans la vulnérabilité et la dépendance que génère le nomadisme postmoderne.

La communauté d’origine devient le point de référence pour le tracé de nouveaux territoires, l’expérience de territorialités plus vastes et inclusives. Il est évident que la circulation des migrants issus des peuples originaires dans le monde n’empêche pas de conserver des liens avec sa communauté d’origine ni de garder l’espoir de retisser ces liens, si ce n’est lorsque la rupture avec la communauté est due à des motifs politiques ou à un rejet culturel dérivé de l’acculturation. La communauté n’est pas que leur lieu de naissance et celui où vit leur famille, c’est aussi un espace territorial historique auquel est lié le mode de vie permettant aux peuples originaires de vivre en autogestion ; seul le lien avec cette communauté leur permet de vivre intensément la communauté[6].

Renouer avec la vie communautaire, c’est retrouver le goût de la vie, et l’on ne peut y voir qu’une posture politique : si la vie communautaire nous échappe, c’est parce qu’elle est emportée par quelque chose, et ce quelque chose, c’est l’État. L’acte de récupération porte un nom, l’autonomie[7], et les peuples originaires n’ont pas besoin de cette autonomie pour commencer à penser et à tenter de créer un modèle de société neuf et différent, mais plutôt pour renforcer le mode de vie qui est le leur depuis des siècles et, à partir de cette expérience historique au sein de laquelle se sont formés enfants et jeunes durant de nombreuses générations, pouvoir initier une transformation radicale de l’État-nation mexicain[8]. Il est donc clair que la récupération de ce qui est sien implique, inévitablement, de gagner du terrain sur l’État, de le lui disputer et de le repousser. C’est une réalité que Chomsky a pu observer dans d’autres régions du monde et qu’il décrit lorsqu’il se remémore un dimanche de fête populaire à Barcelone en évoquant, justement, cette dimension politique :

Ils retrouvaient un mode de vie que l’on croyait disparu depuis longtemps. Et cela se déroulait en plein cœur d’une grande ville, avec toutes les tentations et attractions externes imaginables. Quelle en était la force, je l’ignore, mais c’était une réalité. En fait, l’une des réactions à la concentration de pouvoirs de l’Union européenne a été la régionalisation et l’avènement de ce que certains nomment « l’Europe des régions », où certaines régions revivent une autonomie culturelle et des traditions et langues traditionnelles, entre autres, en plein cœur des économies industrielles avancées. Ces mêmes personnes utilisent les technologies de l’information et profitent d’autres avantages.

Cette question renvoie en fait à l’interculturalité sous l’angle de l’attraction irrésistible qu’exerce la modernité, notamment parmi les individus qui n’ont connu qu’elle et ses aspirations, à savoir les jeunes et les enfants. Le problème de cette attirance ne réside pas tant dans le type d’activité qu’elle génère au sein de la population, mais surtout dans l’idéologie sous-jacente des différents composants technologiques de la modernité, une idéologie individualiste, axée sur la consommation, guidée par l’État. Ce qui génère des problèmes et des défis : problèmes dérivés de l’utilisation irrationnelle des technologies de l’information et de la communication (TIC), et défis comme la tentative de rationalisation de leur utilisation, qui implique de les ranger dans une rationalité distincte de celle qui l’a vue naître et à laquelle elle répond. Ce défi trouve son principal champ de bataille à l’école, où cette bataille n’est pas livrée ou, si c’est le cas, de manière bâclée. L’appropriation irréfléchie d’idées et instruments comme l’interculturalité et les TIC conduit à pénétrer dans la modernité de manière subordonnée, incontrôlée, sans possibilité d’appropriation du processus, ce qui est autant de gagné pour la domination, et donc pour l’État. « Résister est toujours difficile », dit Chomsky — ce fait n’en a découragé que quelques-uns.

Je rejoins Chomsky quand il reconnaît l’importance de la dimension communautaire en expliquant que « la question est de savoir si la communauté locale peut créer une dynamique vive, un caractère vigoureux, suffisants pour que cela attire par lui-même spécifiquement la jeunesse qui veux en faire partie et résister aux forces externes qui les attirent », mais il se montre un peu sceptique lorsqu’il dit que le simple fait de fréquenter l’université complique les choses car « ils sont alors immergés dans la société externe ». L’immersion des membres des peuples originaires dans la société externe n’effraie pas ni n’inquiète, au contraire : prenant en compte cette immersion future dans la société externe, l’éducation communautaire cherche à les préparer pour qu’ils puissent le faire de manière efficace, avec le plus grand nombre de ressources possibles, mais sans perdre leur appartenance communautaire, leur identité communale, pour cheminer de par le monde en gardant les pieds sur terre.

Et la circulation massive de migrants issus des peuples originaires à travers le monde a conduit à une restructuration de la vie communautaire et à une redéfinition de la territorialité, qui ne se réduit pas aux frontières de la communauté. Ainsi la vie des migrants s’inscrit-elle dans un territoire élargi, que certains auteurs ont appelé « communauté transterritoriale » et qui, de mon point de vue, implique effectivement une expansion symbolique et transhumante des frontières communautaires, mais en conservant toujours un lien avec le territoire d’origine. En fait, la communauté transterritoriale ne peut exister qu’à condition que le migrant conserve ce lien organique avec la vie communale de sa communauté d’origine, qu’à condition qu’il conserve le droit à la terre et à être considéré comme un citoyen au travers de l’accomplissement de ses obligations. Car rappelons-nous que chez les peuples originaires, les droits des citoyens ne sont accordés qu’à ceux qui honorent leurs obligations envers la communauté[9].

Sur cette question de la migration, Chomsky se réfère davantage au caractère transhumant (et donc atomisé) des Nord-Américains, et plus largement des habitants du monde, qui n’ont pas coutume de s’attarder dans leur communauté d’origine et changent constamment de lieu de vie. Cette instabilité engendre un déracinement qui commence à peser sur les Nord-Américains et constitue un signal d’alarme pour les communautés originaires dont les migrants sont expulsés depuis de nombreuses années : le déracinement, la non-appartenance à une communauté, peut générer de graves problèmes d’identité et d’insatisfaction dans la vie débouchant sur diverses échappatoires et solutions allant de pair :

Tu dois savoir que la banlieue aisée d’une ville comme Boston rencontre de nombreux problèmes avec ses adolescents, problèmes qui, s’ils existaient par le passé, n’étaient pas aussi visibles : alcoolisme, conduite en état d’ivresse, fêtes insensées, consommation de drogues. Ce n’est qu’une manière de réagir face à une vie qui n’a aucun sens. Elle ne veut rien dire. J’ai tout ce que je veux, tout le confort dont j’ai besoin, mais ça n’a aucun sens, je vais donc me perdre dans quelque chose. Dans ces banlieues, on ne compte plus les gamins qui voient un thérapeute pour pallier cette absence de famille fonctionnelle.

L’absence de vie communautaire n’est pas imputable qu’au mode d’organisation sociale individualiste, il est aussi lié à la structure sociale : la vie communautaire ne peut pas se constituer sans fondations, sans le ciment indispensable pour bâtir l’édifice. Le mode de vie et la structure collectivistes, non individualistes, sont inextricablement liés, l’un ne va pas sans l’autre. De même qu’il ne peut y avoir de vie communautaire cohérente dans une société individualiste, il ne peut y avoir de structure communale, de communauté, sans vie communale. Cela n’aurait aucun sens. La vie communale en communauté est une expérience complexe qui n’implique aucunement l’enfermement à l’échelon local, mais plutôt la possibilité d’étendre cette expérience, de la faire voyager et de la reproduire où cela est nécessaire, comme le montre Lois Meyer dans le livre qui raconte son expérience familiale dans une communauté salvadorienne de réfugiés à San Francisco.

En outre, la vie communautaire suppose une structuration distincte de celle de la société individualiste, d’autres concepts conduisant à créer des conditions et des mécanismes différents, comme le perçoit Chomsky dans le cas des aînés et de leur vie dans d’autres sociétés :

Je viens de recevoir la visite d’une amie qui vit la moitié de l’année dans un village d’Italie. Elle m’a expliqué que là-bas, les services professionnels d’aide aux personnes âgées n’existent pas car c’est une responsabilité qui incombe au village. Les enfants y sont habitués. Les parents âgés et les grands-parents tombent malades et meurent, mais c’est toi qui t’en occupes. C’est une activité communale. L’idée même d’un service de soins professionnel, sorte de spécialité médicale pour les aînés, est inconcevable. À l’inverse, ici, aux États-Unis, ce service est indispensable parce que les communautés n’existent pas et que les familles sont éclatées.

Le pouvoir régénérateur de la communalité saute aux yeux lorsque Chomsky en arrive à exposer brillamment l’une des grandes options de réorganisation du monde : en reprendre le contrôle. En s’appuyant sur des exemples historiques, il explique qu’il est tout à fait possible pour les travailleurs de s’approprier le processus de production ou pour la société de s’assumer de manière autonome. Ces idées sont portées par le peuple, explique Chomsky, qui cite en exemple le fait que dès les prémices de la révolution industrielle les ouvriers (et les hommes politiques en campagne, comme Abraham Lincoln) dénonçaient le salariat comme une forme d’esclavage, ne différant de l’esclavage formel qu’en ce qu’il n’était pas permanent, et bien évidemment, se rebellaient pour empêcher qu’on ne leur impose. Plus généralement, l’existence de ce type d’idées populaires et les pratiques qui s’en suivent fait partie, selon Chomsky, de la mémoire historique des gens et s’avère assez proche du souvenir actif, ce qui explique que l’État se soit employé à manipuler ces idées, à idéologiser cette mémoire. Ainsi, la domestication de la mentalité apparaît à l’évidence comme une mission primordiale pour les États-nations, et c’est précisément pour cela que la décolonisation et l’autonomie passent nécessairement par la récupération de la mentalité, par la libération de l’imaginaire pour pouvoir projeter avec une clarté non manipulée l’horizon auquel chacun aspire pour vivre en liberté. C’est cette possibilité réelle de prendre le contrôle social en général que Chomsky expose lorsqu’il évoque la production et le caractère communautaire de l’autonomie :

Mais eux, les travailleurs, ils pourraient le faire ! Rien ne les empêche, en fait, d’assumer la gestion de leurs usines. Contrôler l’outil de production est une activité communautaire !

Pour y parvenir, il fait référence au rôle transcendantal, mais aussi historique, de la solidarité, parfois présent ne serait-ce que dans la vocation internationaliste des travailleurs et autres opprimés. La solidarité est l’une des plus grandes valeurs morales de la société occidentale, c’est probablement le plus grand principe éthique, celui qui différencie les personnes courageuses du reste de la population, de la masse. Et à ce sujet, on peut relever une différence très intéressante par rapport aux principes éthiques des sociétés communales, ou aux valeurs morales des peuples originaires. Pour eux, le principe éthique qui compte est la réciprocité, qui diffère de la solidarité pour trois raisons fondamentales[10] :

  • 1. La solidarité est un rapport unidirectionnel, une voie à sens unique, puisqu’elle consiste à donner sans espérer recevoir, à soutenir par désir sans vouloir ou exiger un soutien similaire en retour, à faire indistinctement le bien. La réciprocité, quant à elle, est un rapport à double sens. Elle consiste à donner pour recevoir en sachant que la société valide moralement la restitution équilibrée des biens. Autrement dit, la personne A recevra exactement la même chose de la personne B que ce qu’elle lui a donné, au moment où elle en aura besoin[11].
  • 2. La solidarité est toujours sélective, car on ne peut pas être solidaire de toute une famille dont on soutient l’un des membres. De même, on ne peut pas être solidaire de toutes les organisations d’une ville ou d’un pays. En revanche, la réciprocité doit être rigoureuse vis-à-vis de chacun des membres de la communauté. Il est impensable qu’elle soit sélective.
  • 3. La solidarité est temporaire, elle ne doit pas être permanente car sa raison d’être est principalement d’appuyer autrui dans des moments difficiles, mais presque jamais pour la vie, sous risque qu’elle débouche sur une relation pervertie. La réciprocité, par contre, doit être strictement permanente.

Ces trois caractéristiques de la réciprocité font qu’à la différence de la solidarité, elle contribue puissamment à créer un tissu social très solide, très dense, similaire aux fils d’une toile, tandis que la solidarité crée des relations moins communautaires, plus proches du réseau. Je ne veux pas dire que la solidarité n’est pas une valeur pour les membres des peuples originaires, mais qu’elle est une valeur distincte de la réciprocité. La solidarité entre les peuples et les personnes se vit de manière plus intense lorsqu’elle est adossée à des caractéristiques communales de réciprocité.

Le futur de la communalité est étroitement lié à la continuité de l’État-nation, face auquel Chomsky se situe parmi ceux qui augurent son éclatement, arguant qu’il est difficile d’entretenir à la fois l’État et la nation. Cela dit, l’incongruité du modèle et son absence de futur n’impliquent pas sa disparition, mais plus probablement sa transformation en une entité difforme et absurde luttant pour sa survie. Quelque chose de comparable à ce qui se passe pour le système politique fondé sur la lutte entre partis politiques, et eux seuls, pour le pouvoir : ce système inepte et inconvenant, en plus d’être onéreux, ne paraît pas viable et, au Mexique, s’avère de plus en plus dénigré par la société, ce qui, plutôt que de mener à sa disparition, l’incite à se replier et à se renforcer dans la mesure de ses capacités, en générant encore plus de non-sens, à l’instar des alliances entre partis pour mater la volonté citoyenne et garder au pouvoir des représentants de bandes que tout oppose.

En somme, la communalité est à Oaxaca le mode de vie collectiviste des peuples originaires[12] fondé sur une solide mentalité sociale et historique, avec laquelle les membres de petites communautés (entre trois cents et quatre cents familles) s’organisent et resignifient les structures sociales en partageant langue et culture. Ce collectivisme historique, présent chez de nombreux peuples originaires du continent et du monde, constitue une importante réserve active d’espoir pour le monde, pour ce qu’il peut nous apprendre et pour ce qu’il permet d’accomplir.

Benjamín Maldonado Alvarado
Source : Dial.

Notes

[1] La version espagnole s’intitule Comunalidad, educación y resistencia indígena en la era global. Un diálogo entre Noam Chomsky y más de 20 líderes indígenas e intelectuales del continente americano (Oaxaca, CSEIIO-SAI-CMPIO, 2011).
[2] Jaime Martínez Luna, anthropologue zapotèque, et Floriberto Díaz Gómez, anthropologue mixe, décédé en 1995. Tous deux sont originaires de la Sierra Norte d’Oaxaca (note de « la voie du jaguar »).
[3] Même si la résistance des peuples originaires a permis d’influencer certaines institutions de domination pour leur donner une autre dynamique, conforme à leur mentalité communale (c’est le cas de l’Église et de la municipalité), la conquête d’autres institutions, comme les hôpitaux et les tribunaux, n’en est qu’à ses débuts. Il reste cependant une institution colonialiste qui n’a pu, à ce jour, être resignifiée bien qu’elle ait été influencée, c’est l’école (voir sur ce point, du même auteur, « Pour les Indiens, l’école est un espace institutionnel étranger et hors de contrôle ») (note Dial).
[4] L’interculturalité, questionnée pour son utilisation comme réponse politique, principalement par les États impérialistes à la diversité émergente et récente, est un point de réflexion constante. Au-delà des problèmes que pose ce débat, il me semble plus important de trouver les formes de dialogue intraculturel, c’est-à-dire du dialogue permettant aux communautés d’un même peuple de fonctionner comme des peuples, de s’organiser pour prendre des décisions collectives dans une assemblée générale de communautés appartenant à la même culture. Avec la force que peut donner le dialogue intraculturel aux peuples originaires, il devient plus facile de lutter pour la mutation de l’État-nation vers une société interculturelle, qui à l’évidence n’existe pas encore.
[5] Dans cette partie du texte, je commente et cite certaines idées de Noam Chomsky exprimées dans les entretiens publiés dans l’ouvrage mentionné plus haut, et notamment le troisième, réalisé en 2009.
[6] L’existence de l’autogestion dans la vie communale des peuples originaires est plus qu’évidente dans l’histoire. La preuve la plus manifeste en est certainement la médecine traditionnelle, qui est au cœur d’un impressionnant système de santé autogéré leur ayant permis de guérir enfants, adolescents, adultes et personnes âgées. Les peuples originaires avaient recours à quatre éléments de base pour guérir : des médecins (sages qui, outre guérir, endossaient le rôle de prêtre et d’astronome) ; des connaissances pour guérir (savoirs approfondis sur le fonctionnement du corps, la santé en général et l’origine de la maladie, pour beaucoup partagées par les membres de la communauté) ; des médicaments (plantes et autres éléments naturels d’origine animale ou végétale) ; et lieu de cure (la maison du médecin ou du malade, voire la montagne ou tout autre site géographique surnaturalisé). Pendant des siècles, les peuples originaires se sont contentés de ce système de santé propre, complexe et autogéré, qui n’avait besoin d’aucune intervention extérieure et, encore moins, des gouvernements dominants.
[7] L’autonomie des communautés originaires est une expérience historique fondée sur la communalité. Pour cette raison, celle-ci sert de base au développement des nouvelles formes de lutte pour la transformation de l’État-nation et pour l’avènement de la vie en autonomie. Il ne s’agit toutefois pas ici de l’autonomie imposée, verticale et autoritaire propre à l’idéologie marxiste de penseurs comme Héctor Díaz Polanco, conseiller du gouvernement sandiniste ayant œuvré pour l’autonomie des Indiens mískitos, qui a voulu imposer l’autonomisme autoritaire au Mexique, après le soulèvement zapatiste, par la mise en place des dénommés Régions autonomes pluriethniques. Pour un débat plus approfondi sur ce thème, voir le chapitre V de mon livre Autonomía y comunalidad india disponible (en espagnol) à l’adresse : cseiio.edu.mx/biblioteca/humanidades.
[8] Il est intéressant de garder à l’esprit que le Mexique aussi a connu cette perspective de changement social fondé sur l’expérience historique communale : le révolutionnaire anarchiste mexicain (d’Oaxaca) Ricardo Flores Magón voyait, il y a un siècle, dans la vie communale des peuples originaires l’expérience historique confirmant que les communautés, et plus généralement le pays, pouvaient se réorganiser sur la base de la communalité une fois que les colonnes armées en auraient fini avec la bourgeoisie locale et que les moyens de production et commerces auraient été socialisés — tel était le concept mexicain ou la version magoniste de la lutte révolutionnaire pour Terre et Liberté. Les caractéristiques de l’organisation sociopolitique indienne (il ne l’appelle pas « communalité ») qu’il juge les plus intéressantes sont au nombre de trois : 1) la propriété commune de la terre et le libre accès de tous ses occupants aux ressources naturelles (forêts, eau et gisements) ; 2) le travail en commun, qui se réfère autant à la culture collective de la terre qu’aux formes d’aide mutuelle interfamiliale ; 3) la haine de l’autorité externe et son caractère non nécessaire. Les idées de Flores Magón valorisant le mode de vie des peuples originaires sont exposées dans son article « El pueblo mexicano es apto para el comunismo » [Le peuple mexicain est prêt pour le communisme] (Regeneración, 2 septembre 1911). Les autres articles sur ce thème, publiés dans Regeneración sont : « El derecho de propiedad » [Le droit de propriété] (18 mars 1911), « La cuestión social en México » [La question sociale au Mexique] (10 février 1912), « Sin gobierno » [Sans gouvernement] (24 février 1912) et « Sin jefes » [Sans chefs] (21 mars 1914). Ils sont aujourd’hui consultables (en espagnol) sur archivomagon.net. Une anthologie a récemment été publiée en anglais : Dreams or Freedom. A Ricardo Flores Magón Reader, Chaz Bufe et Mitchell Verter (éd.), Oakland, AK Press. Sur les Indiens dans l’anarchisme magoniste, voir mon article « El indio y lo indio en el anarquismo magonista ».
[9] Les communautés que constituent, pour se protéger, les exilés (on a parfois comparé la migration à l’exil économique ou professionnel) hors de leur pays parviennent à reproduire des modes de vie communale remarquables, mais le plus souvent, les milliers de migrants issus des peuples originaires vivant hors de leur territoire (et c’est manifeste dans le cas de l’Oaxaca) forment des communautés dans leur lieu de résidence, où ils reproduisent des activités culturelles, renforcent leur langue d’origine et créent des organisations au travers desquelles ils entretiennent des relations formelles avec la communauté d’origine, avec leurs autorités et avec l’assemblée communale.
[10] La réciprocité est le fondement éthique du mode d’organisation communale, ce qui en fait un prérequis exigé de tous les membres de la communauté dont le manquement est sanctionné par le rejet social. La solidarité est une vertu de quelques-uns et, bien qu’espérée, n’est jamais exigée.
[11] Par exemple, si la personne A doit organiser une fête communale ou personnelle, la personne B (et beaucoup d’autres personnes) peut lui apporter 100 miches de pain pour l’aider. La personne A s’engage alors à fournir 100 miches de pain à la personne B lorsque celle-ci organisera la prochaine fête. Si elle ne le fait pas, la communauté y verra un manquement grave à la morale et sanctionnera cette personne en la décriant.
[12] Ce qui signifie qu’il est toujours le mode de vie de centaines de milliers de personnes dans cette région méridionale du Mexique.

Source : La Voie du Jaguar

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