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Il faut y croire pour le voir

Suprématisme, de Kazimir Malevitch, 1915.

Croire
L’abstraction supprime l’objet, pas la foi en l’art
Olivier Cena, Télérama, 28/12/2018.

Qu’ils aient simplifié ou décomposé l’objet, ou la figure, comme Cézanne ou Picasso, ou qu’ils l’aient aboli, tels Kandinsky ou Kupka, les peintres avant-gardistes n’y ont rien changé : l’art existe parce qu’on y croit.

Aujourd’hui, l’art abstrait n’étonne ni ne choque. Il est devenu un genre en soi. Après avoir été discuté et disputé, après de nombreux débats autour de son nom (doit-on dire abstrait, concret, non figuratif ?), il a fini par se constituer en mouvements, en tendances, voire en chapelles : lyrique, géométrique, expressionniste, minimal, cinétique… Il aura pourtant fallu près de quarante mille ans, depuis les peintures pariétales, pour que des artistes décident un jour de supprimer l’image figurative.

L’événement eut lieu au début du XXe siècle. Les noms de ces artistes, pour ne citer que les plus connus, sont restés célèbres : les Russes Kandinsky et Malevitch, le Néerlandais Mondrian et le Tchèque Kupka. Leur culot fut tel qu’on les réunit sous le titre d’avant-gardes radicales, adjectif précisant le caractère absolu et irrévocable de leur geste. Il y a un avant et un après. En réalité, ils ne sont pas les premiers à avoir gommé la figure. L’artiste suédoise Hilma af Klint (1862-1944), par exemple, commence à produire des peintures abstraites sous l’influence du spiritisme et des théories théosophiques de Helena Blavatsky dès 1906, certaines proches de ce que feront plus tard les Delaunay, Sonia et Robert (la série des Cygnes de 1915). Mais Hilma af Klint ne suivit jamais les mouvements modernistes et ordonna, par testament, que ses travaux ne soient rendus publics que vingt ans après sa mort.

Les impressionnistes ont remis en cause l’imitation de la nature, la mimêsis

Reste, point commun de son œuvre avec les avant-gardes radicales, la spiritualité, en particulier celle qui fut à la base de la Société théosophique fondée par Helena Blavat­sky en 1875, à laquelle Piet Mondrian adhère en 1909. Ces artistes radicaux suppriment donc le référent, c’est-à-dire l’objet représenté. Avant eux, d’autres peintres ont remis en cause l’imitation de la nature, la mimêsis : les impressionnistes décomposent la lumière en taches colorées ; Cézanne crée une fausse perspective qui multiplie les points de vue ; les fauves et les expressionnistes allemands simplifient la forme en allant vers la couleur pure ; les cubistes suppriment la perspective au profit d’une représentation bidimensionnelle.

Mais aucun d’eux — et, parmi les plus jeunes, ni Picasso, ni Matisse, ni Braque, qui ont à peu près le même âge que les artistes radicaux —, aucun d’eux ne saute le pas. Ils préparent le terrain, notamment les cubistes, dont les tableaux sont à l’origine considérés comme abstraits, mais ils demeurent toute leur vie figuratifs. Un arbre, qu’il soit bleu ou jaune, qu’il soit décomposé et recomposé en facettes, reste un arbre. Vient alors cette question : pourquoi certains se sont-ils autorisé la suppression de l’objet et d’autres pas ?

Kandinsky veut éliminer la réalité extérieure pour la “nécessité intérieure”

Persuadé que l’art et la nature obéissent chacun à des lois propres, Kandinsky, par exemple, veut éliminer la réalité extérieure afin de représenter ce qu’il appelle la « nécessité intérieure ». Le sujet n’est plus la nature mais la sensation du peintre face au monde, sa spiritualité, son utopie. C’est pourquoi Malevitch appelait son fameux Carré noir sur fond blanc (1915) « l’icône de notre temps ». Quant à Mondrian, il veut, « grâce à des lignes horizontales et verticales construites en pleine conscience, mais sans calcul » atteindre « une beauté générale » qui serait le fondement et la vérité de toutes choses. Tous, enfin, rêvent de l’avènement de « l’homme nouveau » et du paradis sur terre.

“La puissance des arts est la plus immédiate et la plus rapide”, Claude Henri de Rouvroy de Saint-Simon

L’idée n’est pas neuve. Elle naît avec la révolution industrielle. Au début du XIXe siècle en France, les saint-simoniens — du nom du fondateur de ce courant idéologique : Claude Henri de Rouvroy de Saint-Simon (1760-1825) — pensent que le développement d’une société industrielle et scientifique va mener à la liberté, à l’égalité et à la fraternité. Les artistes sont requis, car, écrit Saint-Simon, « la puissance des arts est en effet la plus immédiate et la plus rapide ». Autrement dit, « pour les tenants de l’art social, l’image devait montrer le chemin menant à l’instauration future du paradis sur terre », écrit l’historien Eric Michaud (dans Le Socialisme autoritaire des saint-simoniens). Les romantiques allemands rêvaient aussi d’un art social, d’une religion qui pourrait, écrit le poète Novalis, « nous unir maintenant à la divinité devenue invisible, inaccessible au sens ». Mais il s’agissait pour eux de revenir vers un passé sensible. Les saint-simoniens, eux, se projettent dans l’avenir, au point d’appeler à faire table rase : « Nous voulons achever de détruire ce qui reste du trône et de l’autel et, sur ces débris, reconstruire la société et l’autorité », écrit Bazard, l’un des disciples de Saint-Simon.

D’un point de vue politique et social, l’idéologie saint-simonienne, à l’origine généreuse, mènera aux pires dictatures du XXe siècle. « Car leur projet de créer un homme nouveau pour un monde nouveau à partir de la tabula rasa expérientielle était aussi celui des bolcheviks et des partisans du fascisme, dans une même fascination pour le développement technoscientifique et les perspectives qu’il ouvrait à l’automodification infinie du genre humain », écrit Eric Michaud. L’industrie ne fera pas mieux, en inventant le travail à la chaîne et l’asservissement de l’ouvrier. En art, elle mène aux avant-gardes radicales, habitées elles aussi par l’idée de progrès, rêvant de faire table rase du passé afin qu’advienne un monde nouveau né sur les décombres des expériences anciennes — ce que certains historiens nomment l’ »hypermodernité », dont l’avatar contemporain demeure étroitement lié à l’évolution du capitalisme.

L’art des avant-gardes, chargé de spiritualité, veut succéder au christianisme

Qu’il soit initié par la théosophie ou par l’espoir que suscite le progrès scientifique (ou par les deux), l’art des avant-gardes, chargé de spiritualité, veut donc succéder au christianisme. On peut définir ses artistes comme les prêtres modernes d’une nouvelle religion. « Ils ont la foi, dit le peintre français Gérard Traquandi. Ceux qui gardent le référent, l’objet, croient en l’art, et ceux qui le suppriment ont la foi en l’art ­— je fais donc une différence entre la croyance et la foi. Les seconds pensent que l’art peut changer le monde alors que les premiers pensent que l’art restera toujours ce qu’il est : de l’art. Ceux qui ont la foi en font une religion — changer le monde, l’homme nouveau, être tous heureux —, et ça ne marche pas. » Notons que l’on peut se réjouir de cet échec, puisque le but absolu de l’art en ce paradis qu’il aurait contribué à créer était de disparaître dans une sorte d’apocalypse radieuse revendiquée par les avant-gardes radicales : l’homme nouveau, dans le monde nouveau, n’en aurait plus besoin.

“Un tableau de Cézanne, si on n’y croit pas, c’est des taches ; mais si on y croit, c’est une merveille absolue”, Gérard Traquandi

Cette foi — cette volonté de changer le monde que l’on trouve aussi chez les futuristes italiens ou chez Fernand Léger — s’est perpétuée après la Seconde Guerre mondiale, portée par quelques artistes parfois qualifiés de « chamans », comme le Français Yves Klein ou l’Allemand Josef Beuys ­— mais débarrassée de la confiance aveugle dans le progrès et la science. Ils voulaient aller au-delà du tableau, vers un monde nouveau, et certains, comme l’Italien Fontana, ont même lacéré la toile. Mais, au-delà du tableau, ils ont trouvé soit le même monde, soit encore le tableau. L’art comme religion ne fonctionne pas. Mais ne pas avoir foi en lui n’empêche pas d’y croire. Car croire, et cela ne concerne pas seulement les artistes, est peut-être l’un des enjeux de notre temps, où perdure l’idée pernicieuse de la mort de l’art, étouffé par la toute-puissante industrie culturelle. « L’œuvre d’art, il faut y croire, dit Gérard Traquandi. Un tableau de Cézanne, si on n’y croit pas, c’est rien, des taches ; mais si on y croit c’est une merveille absolue. Ou on y croit ou on n’y croit pas, c’est aussi bête que ça. Et, si on y croit, c’est inépuisable. »

À lire
Le Socialisme autoritaire des saint-simoniens, d’Eric Michaud.
Fabriques de l’homme nouveau : de Léger à Mondrian, d’Eric Michaud, éd. Carré, 120 p.
Qu’est-ce que l’art abstrait ?, de Georges Roque, éd. Folio Essais, 532 p., 12,60 €.

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