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Le cannibalisme au menu

Image : Saturne dévorant un de ses enfants – Francisco Goya

Le goût de l’autre – Fragments d’un discours cannibale
Monder Khilani, Seuil, 2018.

La chair humaine cuite a-t-elle plutôt un goût de porc ou de veau ? C’est une des nombreuses questions auxquelles répond l’anthropologue Mondher Kilani dans sa vertigineuse plongée au cœur du mythe cannibale.

« Cette plongée dans les réalités et les imaginaires de l’anthropophagie traverse les siècles, les continents et les archives, et puise à la fois dans l’ethnographie, la peinture, la littérature ou le cinéma gore. De ce savoir panoramique sur un sujet qui lie « inextricablement le réel et l’imaginaire, la part tangible d’un phénomène et sa part fictionnelle » se dégagent deux thèses fortes.

D’abord, « la réalité du cannibalisme n’est pas la manducation de l’homme par l’homme, exactement comme la parenté, ainsi que l’ont montré l’anthropologie et la psychanalyse, n’est pas la réalité de l’engendrement ou le contenu de la consanguinité, mais la représentation que se fait un groupe de la fonction parentale ». Ce pour quoi l’ouvrage choisit d’analyser le cannibalisme dans ses différentes dimensions, « réelle et imaginaire, rituelle et sauvage, historique et métaphorique, restreinte et généralisée ».

Ensuite, que ce soit dans le cas des Indiens ou des Aborigènes, l’accusation de cannibalisme a précédé et facilité la colonisation. En Amérique comme en Australie, « la suspicion et l’allégation sont devenues des affirmations, les comptes rendus de deuxième et de troisième main ont été présentés comme des observations de première main » et « le mythe cannibale a en fait légitimé la possession coloniale ».

En conséquence, même si « l’existence d’un cannibalisme coutumier et restreint ne peut être écarté de certaines sociétés, notamment africaines », l’idée de la nature cannibale des autres s’inscrit, pour Mondher Kilani, dans le fait que « l’existence même de l’autre et son étrangeté postulée, quelques fois avant tout contact réel, d’autres fois au contraire en connaissance de cause, a souvent suscité des accusations de cannibalisme ».

[…]

« En prenant le cannibalisme comme objet d’études, l’ouvrage de Mondher Kilani a comme grand mérite de montrer que la frontière entre le civilisé et le sauvage est toujours ténue et relève systématiquement de questions de regards et de cultures. Cela est particulièrement sensible dans « la rencontre cannibale ou le malentendu culturel » qui choisit d’emblée de décentrer et d’inverser la perspective habituelle en ouvrant l’étude sur les nombreuses rumeurs portant sur le cannibalisme européen.

Le cinéaste John Huston a ainsi vécu cette situation dans ce qui était alors le Congo belge, lors du tournage de The African Queen, sorti en 1951. L’équipe comptait en effet sur la présence de plusieurs figurants du village voisin, mais le premier jour, personne ne s’est présenté car les habitants n’osaient se déplacer, craignant d’être mangés par les Blancs…

Plus près de nous, l’anthropologue Philippe Descola, professeur au Collège de France, lorsqu’il étudiait les Achuar de la Haute-Amazonie, a été identifié par ses informateurs à Jurijri comme un être surnaturel féroce, notamment parce qu’il était pâle et portait la barbe.

Mondher Kilani prend aussi l’exemple de l’explorateur James Cook pour montrer que tout acte de cannibalisme s’inscrit dans un contexte de représentation symbolique et un « travail » culturel. Cook fut en effet intronisé en tant que dieu local Lono, revenu d’au-delà des mers, et fut mangé « selon la mythologie traditionnelle qui voulait qu’un dieu ne valait que par son sacrifice ». Quant à la royauté hawaïenne, qui cherchait une légitimité politique à ce moment, elle put s’en prévaloir grâce à l’appropriation des os de Cook et d’une ingestion symbolisant une manière de capter une partie du mana, c’est-à-dire la force et la légitimité de la Couronne anglaise dont Cook était le représentant. »

« L’unique façon de connaître philosophiquement l’autre ne serait-elle pas de le cuisiner ? »

Le cannibalisme, réel comme imaginaire, parce qu’il est le produit de rencontres et de malentendus culturels, véhicule des stéréotypes qui demeurent puissants jusqu’à nos jours. Un communiqué datant de 2011 de Survival International, une ONG de défense des peuples premiers, s’indignait ainsi contre les « allégations hautement injurieuses et ridicules » publiées dans certains journaux à propos d’un touriste allemand qui aurait été mangé par des cannibales aux îles Marquises, en Polynésie.

De grands noms de la science ont également pu véhiculer des imageries cannibales dénuées de fondements, à l’instar du biologiste Jared Diamond qui affirma que « les habitants de Nouvelle-Guinée, avec qui j’ai travaillé durant les quarante dernières années, m’ont décrit sans émotion leurs pratiques cannibales, s’avouant dégoûtés par nos pratiques occidentales d’enterrer des morts sans leur faire l’honneur de les manger », ou encore de Daniel Carleton Gajdusek, découvreur du prion et prix Nobel de médecine 1977, qui s’était également persuadé du cannibalisme des indigènes de Nouvelle-Guinée, en dépit du scepticisme des ethnologues ayant travaillé parmi les Fore.

Même si, comme le relate l’anthropologue Pierre Clastres, dans sa Chronique des Indiens Guayaki, l’anthropophagie, quand elle existe, demeure souvent une pratique taboue qui peut induire en erreur les observateurs. Comme l’écrit Kilani : « Convaincu que les Guayaki, comme d’autres peuples indiens, étaient victimes de la rumeur et de l’accusation des Blancs, et n’étaient pas cannibales, l’anthropologue ne découvrit l’anthropophagie de ses hôtes qu’incidemment au détour d’une conversation avec une vieille femme… »

Avec une foule d’exemples, d’histoires et de détails, Mondher Kilani montre que le cannibalisme n’est « pas fait seulement de chair et de sang », mais est « soumis à des façons de préparer, à des règles de cuisson et à des manières de table » parce qu’il « exprime une logique sociale » et constitue « d’abord une façon de penser les relations sociales avant d’être un acte de manducation ».

Cela se mesure particulièrement dans certaines pratiques rituelles, par exemple chez les Yanomami, un peuple amazonien qui déploie trois formes de cannibalisme, « le cuit, le pourri et le cru – qui représentent les différents cercles de l’altérité ». Ainsi, « lorsqu’il s’agit de manger ses propres morts (endo-cannibalisme), le repas cannibale est tout entier du côté de la culture et du cuit, plus précisément du bouilli », ce qui n’est pas le cas lorsqu’il s’agit de manger ses ennemis.

De façon similaire, chez les Guayaki endo-cannibales du Paraguay, « les membres de la famille du sexe opposé ne se mangent pas entre eux parce que cela reviendrait en quelque sorte à faire l’amour avec un partenaire sexuellement interdit ».

Les Tupi-Guarani de la côte du Brésil, qui pratiquent l’exo-cannibalisme, ont, eux, des règles concernant les parties à manger du prisonnier sacrifié. Le bras, qui symbolise la force, est réservé à celui qui l’a capturé et le pénis à une femme enceinte, en rapport avec son désir d’enfanter un garçon.

Mais, souligne Mondher Kilani, « un tel imaginaire associé aux organes se manifeste également dans des manifestations autres que rituelles », par exemple dans des situations de catastrophe où l’obligation de transgresser le tabou de la chair humaine s’impose. L’anthropologue déplie ainsi l’histoire de l’accident d’avion qui devait relier Montevideo à destination de Santiago du Chili en 1977, et s’écrasa dans les Andes à plus de 4 000 mètres d’altitude. Des trente survivants du crash sur les quarante-sept passagers, dix-sept survécurent jusqu’à l’arrivée de secours en se nourrissant de chair humaine.

Mais une hiérarchie s’était établie entre les parties du corps qui pouvaient être mangées et celles prohibées. Si la répugnance pour le foie a été très vite surmontée et, à sa suite, celle pour le cœur, les reins et les intestins, c’est notamment parce que, dans la culture culinaire des Uruguayens, manger les intestins et les glandes d’un taureau était courant. « En revanche, les poumons, la peau et la tête étaient laissés de côté, comme si ces organes rappelaient trop leurs compagnons vivants, explique le chercheur. Quant à la langue et aux testicules, ils furent essayés mais constituèrent à chaque fois un vomitif certain. »

Par ailleurs, malgré l’avertissement d’un des passagers, étudiant en médecine, insistant sur la nécessité de préserver les protéines en ne cuisant pas la chair, tout le monde opta pour la cuisson. « Activité culturelle par excellence, la cuisine a permis de lever le tabou, de surmonter le dégoût et de créer un semblant de normalité », en déduit Mondher Kilani.

L’anthropologue déploie également la manière dont le cannibalisme a pu devenir un instrument de la critique sociale et de la subversion artistique, à travers des manifestes provocateurs. La matrice en est le texte publié, à l’origine anonymement, par Jonathan Swift en 1729 intitulé Modeste proposition pour empêcher les enfants pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public, qui constitue, en proposant de manger ces enfants, une dénonciation à la fois ironique et féroce des conditions dans lesquelles vivait alors la population irlandaise.

Moins connu, Paulin Gagne, journaliste et poète, publia, lors de la disette qui ravagea l’Algérie en 1868 une « Constitution philanthropophagique » en forme de « programme loufoque, resté lettre morte, mais qui a eu le mérite de soulever une question qui taraude nos sociétés depuis le triomphe de la révolution industrielle au XIXe, celle de la paupérisation de masse et de la propagation de la faim », juge Kilani. »

Le cannibalisme au menu, Joseph Confavreux, Mediapart, avril 2018

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