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Gorz – Pensée autonome

« La domination de la rationalité économique sur toutes les autres formes de rationalité est l’essence du capitalisme »
Misère du présent, richesses du possible, 1997.

« La question du sujet est restée centrale pour moi, comme pour Sartre, sous l’angle suivant : nous naissons à nous-mêmes comme sujets, c’est à dire comme des êtres irréductibles à ce que les autres et la société nous demandent et nous permettent d’être. L’éducation, la socialisation, l’instruction, l’intégration nous apprendront à être Autres parmi les Autres, à renier cette part non socialisable qu’est l’expérience d’être sujet, à canaliser nos vies et nos désirs dans des parcours balisés, à nous confondre avec les rôles et les fonctions que la mégamachine sociale nous somme de remplir. »
« La « défense de la nature » doit donc être comprise originairement comme défense d’un monde vécu, lequel se définit notamment par le fait que le résultat des activités correspond aux intentions qui les portent, autrement dit que les individus sociaux y voient, comprennent et maîtrisent l’aboutissement de leurs actes. »
« Le problème qui se pose à l’écologie est donc celui des modalités pratiques qui permette la prise en compte des exigences de l’écosystème par le jugement propre d’individus autonomes, poursuivant leur propre fin au sein du monde vécu. »
Écologica, 2008.

André Gorz, penseur de l’émancipation
Christophe Fourel & Francoise Gollain – La Vie des Idées, 3 décembre 2013.

Lors du dernier entretien accordé du 14 au 20 décembre 2006 au Nouvel Observateur, dont il fut journaliste économique pendant près de vingt ans sous le pseudonyme de Michel Bosquet, André Gorz aborde pour la première fois sa filiation doctrinale en indiquant ceci : « Les Britanniques me considèrent comme un héritier de Sartre ; les Allemands, comme un descendant de l’École de Francfort (Adorno et Marcuse) ; en France, je passe plutôt pour un disciple d’Illich ». Existentialisme, Théorie critique et Écologie politique : toute la nature protéiforme de son œuvre peut être résumée par ces quelques phrases relatives à la façon dont celle-ci a été reçue, perçue, interprétée selon la localisation de ses lecteurs.
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« L’aliénation a été pour moi la question philosophique qui éclairait le mieux mon expérience personnelle. Dès la prime enfance, j’ai eu le sentiment d’être pour les autres quelqu’un que je ne pouvais être moi-même (et inversement) ». Au delà de son cas singulier, ce qui le préoccupe est de comprendre ceci : « comment les gens peuvent se masquer indéfiniment le décalage fondamental entre ce qu’ils sont pour eux-mêmes et ce qu’ils sont dans et par leurs interactions avec les autres et prétendent coïncider, s’identifier avec leur être social, leur nom, leur appartenance ? Et la même question doit évidemment être posée à l’envers également : pourquoi les individus ne peuvent-ils se reconnaître dans les résultats de leur action ni même, le plus souvent, comme auteurs, ou sujets, de leur action ? ».
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Par ailleurs, Gorz est un observateur perspicace et anticipateur des évolutions à l’œuvre du capitalisme. Or, la nature du travail productif a évolué principalement par une division du travail accrue. Gorz cherche donc à adapter sa compréhension de ces évolutions à partir d’outils intellectuels rénovés. Il n’est donc plus possible, selon lui, d’imaginer que la puissance productive du collectif de travailleurs puisse devenir un instrument adapté de libération pour la société dans son ensemble. Le travail social productif est ainsi devenu la sphère de l’hétéronomie. C’est-à-dire pour lui « l’ensemble des activités que les individus ont à accomplir comme des fonctions coordonnées de l’extérieur par une organisation préétablie ». Mieux vaut, dans ces conditions, chercher à ce que ce travail sur lequel les travailleurs ont de moins en moins de prise en termes d’organisation, de coopération (voire d’autogestion) devienne le plus efficace possible en sorte de faire porter la lutte pour l’émancipation sur le front de la réduction du temps de travail puisque les gains de productivité pourront le permettre. Ainsi, les individus pourront espérer obtenir un épanouissement en dehors du travail et y développer des activités autonomes, c’est-à-dire pour Gorz, des activités qui sont à elles-mêmes leur propre fin. L’autre aspect qui poussera Gorz à évoluer dans ses conceptions concerne la dynamique de l’emploi. Il fait en effet le constat que les gains de productivité obtenus par la division du travail et le progrès technique sont tels que l’emploi est condamné à se rétrécir toujours plus. Au point que Gorz affirme dans Les Métamorphoses du travail que « l’économie n’a plus besoin (et aura de moins en moins besoin) du travail de tous et de toutes ». « La société de travail est caduque, ajoute-t-il : le travail ne peut plus servir de fondement à l’intégration sociale ». D’où le sous-titre de ce livre : « quête du sens ». Une société qui fait tout pour économiser du travail ne peut donc pas, en même temps glorifier le travail comme la source de l’identité et l’épanouissement personnels. Les politiques publiques qui se donnent comme finalité de créer de l’emploi sont donc vouées à l’échec, et même plus : elles sont un leurre. Pour lui, au contraire, une politique lucide devrait consister à mettre en œuvre des « formules de redistribution du travail qui en réduisent la durée pour tout le monde, sans pour autant le déqualifier ni le parcelliser ».
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Ce présupposé d’un hiatus entre l’identité du sujet comme être social d’une part, et son existence individuelle non socialisable d’autre part, constitue le cœur de l’éthique et de la pensée politique d’André Gorz : c’est sur cette base en effet qu’André Gorz participe d’un courant novateur de la gauche ayant saisi la perte de centralité du travail et du prolétariat comme réservoir d’énergie utopique (Habermas) au profit d’une mutation culturelle portée par les nouveaux mouvements sociaux — et au premier chef le mouvement écologiste — fondée sur une éthique de soi, capable de comprendre le soin des autres.
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Sa conception de l’exercice de la démocratie est fondée sur le postulat de tensions irréductibles entre les déterminations de la matérialité et exigences morales. Gorz renvoie à la structure bipolaire du politique mise en exergue par le philosophe américain Dick Howard [19]. Après lui, il le définit comme la nécessaire et perpétuelle médiation publique entre les droits de l’individu et l’intérêt de la société prise dans son ensemble, qui fonde et conditionne ses droits. Toute tentative d’abolition de cette polarité n’est rien moins qu’une négation du politique, un fantasme de retour à une pré-modernité.
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En raison de l’impossibilité d’une élimination complète de l’aliénation, il insistait, au niveau philosophique, sur le caractère asymptotique de la poursuite de l’autonomie : elle est un but vers lequel tendre, une valeur éthique. Le sujet se produit contre les limites qui sont imposées à son autonomie ; par exemple, à la réduction de son identité à son employabilité ou bien à une définition de ses besoins par des technocrates.
C’est également la raison pour laquelle, en termes politiques, dans la perspective gorzienne, le socialisme ne se définissait pas en fonction d’autres modèles existants mais en tant que critique radicale de certaines formes de société : il est à concevoir « non comme un système économique et social différent mais, au contraire, comme le projet pratique de réduire tout ce qui fait de la société un système, une mégamachine, et de développer en même temps des formes de sociabilité auto-organisées ».
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Cette conception d’un découplage entre temps travaillé et niveau du revenu l’opposait non seulement aux libéraux mais également aux partisans d’un découplage complet entre travail et revenu sous forme d’une allocation universelle. On le sait, André Gorz a longtemps récusé cette proposition parce qu’il y voyait un obstacle à son idée première : puisque le travail « hétéronome » est une nécessité sociale, mais que, en même temps, en limitant l’autonomie de ceux qui l’exercent, il va à l’encontre d’une vie bonne, autant faire que chacun porte sa part de fardeau.

Salariat ou revenu d’existence ? Lecture critique d’André Gorz
Robert Castel – La Vie des Idées, 6 décembre 2013

Écologie et émancipation – Penser avec et contre André Gorz
Bernard Perret – La Vie des Idées, 11 décembre 2013

Reprenons un point clef de son raisonnement : les besoins humains sont limités et l’avidité apparente des consommateurs modernes n’est qu’une « production » du système capitaliste. Qui peut croire cela ? Il est certes peu douteux qu’une bonne partie de nos achats vise à satisfaire des désirs stimulés par la publicité. Mais il faut aussi compter, entre autres choses, avec le désir mimétique. Si l’on suit René Girard, les désirs humains sont radicalement sous-déterminés et donc potentiellement illimités : « Une fois leurs besoins naturels assouvis, les hommes désirent intensément, mais ils ne savent pas exactement quoi, car aucun instinct ne les guide. Ils n’ont pas de désir propre. Le propre du désir est de ne pas être propre ». Le désir est donc bien un phénomène social, mais dans un sens plus radical que ce qu’en dit Gorz. Sa dynamique explosive est inhérente aux relations entre les hommes et, si la structure sociale conditionne les individus, c’est d’abord pour en canaliser les effets. L’individu, en tous cas, ne possède par lui-même aucune propension à l’autolimitation.
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Soyons clairs : Gorz a raison de dire qu’il n’y aura pas de transition écologique sans autolimitation acceptée des besoins et des désirs. Mais, contrairement à ce qu’il suggère, cette vertu ne naîtra pas spontanément de l’émancipation des chaînes du capitalisme. La simplicité ne fait nullement partie des aspirations naturelles de l’individu. Reconnaître cela n’implique pas que nous soyons condamnés à la dictature écologique. La logique des comportements humains est, heureusement, plus complexe et subtile. L’ordinaire de la condition humaine est fait de contraintes sociales réflexivement interprétées et assumées. La liberté se conquiert à l’intérieur d’un cadre de rationalité fait de normes, d’institutions, de valeurs et d’outils de compréhension du réel. Ce cadre se présente toujours à l’individu comme un ensemble d’injonctions et de limitations, mais c’est aussi une création permanente à laquelle il participe, ne serait-ce qu’en lui donnant librement un sens toujours nouveau. L’enjeu de la transition écologique peut se comprendre comme la transformation consciente du cadre de la rationalité collective, le passage de la raison économique à une « raison écologique » tenant compte de la finitude de la biosphère. Nous sommes placés devant la tâche inédite de nous donner à nous-mêmes de nouvelles contraintes et de nouvelles institutions, en même temps que de nouvelles valeurs.
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À l’idée d’autonomie, on peut préférer celles d’empowerment ou de « capabilités » au sens d’Amartya Sen. Dans les deux cas, l’accent est mis sur la possibilité concrète d’agir plus que sur l’indépendance. L’important, c’est le fait d’être en capacité de prendre des initiatives, d’accroître ses compétences et de maîtriser son environnement – que celui-ci soit ou non structuré par la technique et les institutions. Or, l’empowerment n’est pas tant le résultat d’une émancipation que d’une socialisation réussie.
Comme le souligne Anthony Giddens, il n’y a pas lieu d’opposer l’action autonome des individus et les contraintes structurelles de la vie sociale. En règle générale, c’est au contraire à travers les contraintes que s’inventent de nouvelles formes d’action : « Toutes les formes de contrainte sont aussi, selon des formes qui varient, des formes d’habilité. Elles servent à rendre possibles certaines actions en même temps qu’elles en restreignent ou en empêchent d’autres ».
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Débattre avec Gorz oblige à s’interroger sur la persistance de l’idéalisme révolutionnaire. La prégnance de cette vision du monde va bien au-delà de l’attente d’un « grand soir ». Elle s’exprime dans un trait récurrent de la pensée française, à savoir la tendance à penser la liberté contre les institutions. Luc Boltanski a récemment souligné la « tendance partagée par un grand nombre d’auteurs critiques français des années 1960 –1970 à décrire surtout les institutions sous le rapport des effets de domination qu’elles exercent ». Il est en effet frappant de constater que, chez quelques-uns des penseurs qui ont dominé la scène intellectuelle française (Foucault et Bourdieu, notamment), la question du rapport aux institutions est surdéterminée par celle de la domination. Pour le dire de manière polémique, la critique du totalitarisme reste inachevée. Elle a restauré le politique comme activité autonome, mais elle n’est pas allée jusqu’à rompre avec l’anthropologie qui sous-tend l’idéalisme révolutionnaire.

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